Apple a annoncé la semaine dernière le lancement prochain, sous sa marque et aux Etats-Unis d’abord, d’une carte bancaire. Le géant du numérique va-t-il réussir à réinventer cet objet du quotidien, comme elle l’a fait par le passé avec le mobile ?

« Révolutionnaire ». L’adjectif accompagne régulièrement les annonces de nouveaux produits d’Apple. La firme californienne entretient habilement, il faut dire, cette image de leader mondial de l’innovation, largement relayée par des millions de fans. Alors, quand Apple dévoile une carte bancaire, comme elle l’a fait il y a 8 jours à l’occasion d’une conférence de presse (ou keynote) consacrée, non pas à un nouvel iPhone, mais à ses activités dans le domaine des services numériques, on se pose forcément la question : est-elle révolutionnaire ? Et si oui, en quoi est-elle différente des cartes bancaires traditionnelles ? On fait le tour de la question, en compagnie de Thomas Rocafull, partner au sein de la practice Banque du cabinet de conseil Sia Partners.

Une « annonce d’ampleur »

Premier signe que l’Apple Card n’est pas tout à fait une carte comme une autre : l’énorme curiosité qu’elle suscite. Contre toute attente, elle a en effet volé la vedette aux autres annonces de la keynote, qui contenait pourtant du jeu en streaming (Arcade) et un concurrent à Netflix (Apple TV+). Le site spécialisé igen.fr a ainsi noté que la vidéo dévoilant la carte bancaire a généré beaucoup plus de vues sur YouTube - plus de 16,5 millions à l’heure d’écrire ces lignes - que toutes celles présentant les autres nouveautés de la firme californienne, y compris Apple TV+ (12 millions).

Ce n’est pas une surprise pour Thomas Rocafull, qui y voit une « annonce d’ampleur ». « Apple Pay était le premier étage de la fusée, Apple Card est le deuxième », analyse le consultant. « Avec Apple Pay, la firme californienne a utilisé les banques pour éduquer le consommateur à payer avec son smartphone. Maintenant que c’est fait, elle lance son offre 100% Apple ». Ainsi, Goldman Sachs, qui a participé à la conception du produit et va s’occuper des parties monétique et crédit aux Etats-Unis, est « invisible du grand public, relégué au rang de fournisseur de services B2B ».

Une extension de l’iPhone

Une magnifique carte en titane, digne des versions très haut de gamme des grands réseaux : visuellement, l’Apple Card impressionne. Pourtant, à y regarder de plus près, elle n’est en fait qu’une carte de secours, à utiliser dans les points de vente, encore nombreux, où le paiement mobile ne passe pas. Apple, d’ailleurs, n’a pas prévu de l’équiper pour le sans contact. Ailleurs, c’est bien avec la version dématérialisée de la carte, nichée dans l’application Wallet de l’iPhone, que les porteurs de l’Apple Card devront payer.

C’est d’ailleurs sa principale différence avec une carte traditionnelle : l’Apple Card n’est pas un moyen de paiement autonome, mais est conçue pour fonctionner de pair avec le smartphone à la pomme. Rien d’étonnant, Apple est depuis longtemps dans cette logique d’écosystème. Elle réserve ainsi aux porteurs de l’iPhone, sa principale source de revenus, l’accès à des produits et services à forte valeur ajoutée, souvent gratuitement - ce sera le cas de l’Apple Card. Ce faisant, elle tisse des liens de plus en plus serrés avec ses clients, compliquant ainsi leur départ vers un autre écosystème, et notamment celui de son principal concurrent, Google. Outre la carte, Apple a par exemple développé des fonctionnalités de gestion budgétaire, qui vont permettre aux porteurs de sa carte de suivre leurs dépenses au quotidien.

Hautement sécurisée

La limpidité du design de l’Apple Card tient à une autre spécificité : exception faite du nom de son porteur et du logo MasterCard, elle est totalement vierge d’inscriptions. Pas de numéro de carte, pas de cryptogramme au verso, pas de date de validité, pas de signature. Toutes ses informations existent évidemment, mais sont contenues dans l’iPhone du porteur.

L’avantage de ce choix n’est pas qu’esthétique. Il fait aussi de l’Apple Card une carte particulièrement sécurisée et adaptée à l’âge du e-commerce en ligne. Impossible, en effet, même en ayant l’Apple Card en main, de récupérer les informations qui permettront d’usurper l’identité de son porteur pour payer en ligne. Comme le note Patrice Bernard, consultant spécialisé dans l’innovation bancaire, sur son blog, « ce choix est doublement pertinent et finit par apparaître comme une évidence : (…) pourquoi faudrait-il recourir à une carte en plastique pour des achats en ligne alors qu'il paraît tellement plus simple et rationnel de disposer des informations nécessaires sur l'appareil où on les effectue (fréquemment) ? »

Un modèle transposable en France ?

Révolutionnaire, l’Apple Card ? Le mot est sans doute fort. Innovante ? Très certainement. Reste une question : peut-on s’attendre à la voir un jour débarquer en France ? Son modèle de pure carte de crédit, dominant aux Etats-Unis mais plus rare en Europe, est-il même transposable dans l’Hexagone ?

A ces 2 questions, Thomas Rocafull répond oui. « Je pense même que ça peut aller très vite », explique le porte-parole de Sia Partners. « L’Apple Card, dans son fonctionnement, ressemble à une carte American Express, une marque bien implantée en France sur la clientèle premium, ou à certaines cartes de la grande distribution - Fnac, Auchan, etc. - qui ont la même approche débit/crédit ».

Des obstacles tout de même

Reste toutefois quelques obstacles. Le niveau des commissions interbancaires en France d’abord. Aux Etats-Unis, ces commissions payées entre les banques à l’occasion des paiements par carte peuvent atteindre des niveaux élevés. Ce qui permettra à Apple d’en partager une partie avec les usagers sous la forme de cashback, à hauteur de 1% à 3% des montants payés. En Europe, elles sont plafonnées, pour les cartes de crédit, à 0,30% : la redistribution sera forcément moins généreuse.

L’autre obstacle, c’est celui du partenaire. Apple, en effet, n’est pas une banque et n’a sans doute pas l’intention de le devenir. Il lui faut donc travailler avec un « vrai » établissement de crédit pour lancer sa carte. Mais qui acceptera, comme Goldman Sachs aux Etats-Unis, d’aider Apple à s’immiscer un peu plus sur le juteux marché des paiements ? « Ce n’est pas évident pour les banques, il y a effectivement un risque de désintermédiation », concède Thomas Rocafull. « Mais elles vont devoir s’adapter : la partie retail de leur activité va progressivement leur échapper, au profit notamment des géants du numérique. A elles de valoriser leurs expertises en matière de sécurité et de conseil financier. »