Avec la crise économique et sociale qui s’annonce, des voix s'élèvent pour demander la généralisation du plafonnement des frais bancaires, aujourd’hui réservé aux clients en grandes difficultés financières. Les banques, elles, militent pour le statu quo. Quels sont les arguments des deux camps ? Et pour qui l’Etat va-t-il trancher ?

Le sujet refait désormais surface à chaque crise sociale. Fin 2018, alors que le mouvement des Gilets jaunes battait son plein, les banques ont accepté, à la demande du chef de l’Etat, Emmanuel Macron, de plafonner à 25 euros par mois les frais d’incidents de paiement facturés aux clients bancaires, à condition qu’ils soient identifiés comme « fragiles financièrement ». Un engagement de taille, mais qui n’a pas toujours été tenu et qui, surtout, ne profite potentiellement qu’à 3,3 millions de Français, selon un décompte effectué en février 2020.

Juin 2020 : la crise économique consécutive à la pandémie de Covid-19 fait planer la menace d’un « appauvrissement général » de la population française, pour reprendre l’expression du Premier ministre Edouard Philippe. Dans ce contexte, des voix s’élèvent à nouveau : pour éviter d’exposer, dans les mois à venir, des millions de Français incapables de boucler leurs fins de mois à des frais d’incidents de paiement en cascade, il faut d’urgence étendre le plafond de 25 euros à l’ensemble de la clientèle bancaire.

L’urgence économique post-coronavirus impose-t-elle en effet un plafonnement universel ? Ou, comme l’estime le patronat bancaire, faut-il préférer le statu quo, afin de ne pas fragiliser les enseignes ? Nous avons fait fait le tour des arguments pour et contre.

Un double plafonnement actuellement

Un plafonnement général des frais bancaires liés aux incidents de paiement - commissions d’intervention, frais de rejet de chèque ou de prélèvement, etc. - existe actuellement pour deux catégories de clients.

Les clients identifiés comme « fragiles financièrement » par leurs banques, en raison notamment d’incidents de paiement répétés pendant trois mois consécutifs, bénéficient depuis février 2019 d’un plafonnement mensuel de 25 euros. Selon des chiffres dévoilés par le gouvernement en février 2020, il bénéficie aujourd’hui à 3,3 millions de clients bancaires environ. Par ailleurs, les clients détectés fragiles qui ont accepté de souscrire un forfait de compte spécifique (l’offre spécifique clientèle fragile, ou OCF) bénéficient eux d’un plafond de 20 euros par mois et de 200 euros par an. Fin 2019, toujours de source gouvernementale, ils étaient 490 000 dans ce cas.

Pour les clients n’appartenant pas à ces deux catégories, il existe bien quelques garde-fous - les commissions d’intervention, par exemple, sont plafonnées à 8 euros pièce - mais pas de plafond global.

A consulter : L'aide aux clients fragiles dans les banques

Une urgence sociale

Pour ceux qui défendent l’idée d’un plafond universel, l’argument premier tient en deux mots : « crise économique ». C’est notamment celui que met en avant l’Union nationale des associations familiales. Dans un communiqué publié le 27 mai, l’UNAF appelle les pouvoirs publics à un « changement radical de logique » : « Les politiques publiques sont de plus en plus ciblées et encore trop curatives : il faut maintenant investir dans le préventif pour casser l’engrenage qui, au fil des accidents de la vie, peut conduire au surendettement. » Parmi les 5 leviers désignés par l’association, le « plafonnement durable des frais d’incidents bancaires pour tous les consommateurs ».

Car l’UNAF est inquiète. Selon elle, « 55% des ménages [déjà accompagnés par l’association] ont vu leurs dépenses mensuelles augmenter de 200 euros en moyenne » pendant le confinement. Des dépenses, notamment, d’alimentation, en l’absence de cantine scolaire, ou d’équipement numérique, pour assurer la continuité scolaire des enfants. Dans le même temps, un tiers de ces ménages ont déjà subi une baisse de revenus, et ce n’est sans doute qu’un début. Résultat : un déséquilibre financier qui expose ces ménages - et sans doute beaucoup d’autres, y compris parmi les classes moyennes - à « (…) des factures et crédits impayés (…) ». Et à la cascade de frais qui va avec.

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Trop coûteux pour les banques ?

Malgré l’urgence, il y a peu de chances, toutefois, qu’un consensus se dégage autour de cette solution. Notamment du côté des banques, qui ont la sensation d'avoir déjà beaucoup fait. « [Elles] ont pris depuis plusieurs années une série d’engagements forts à destination des publics en situation de fragilité financière », répond à MoneyVox la Fédération bancaire française, qui relativise la portée d'un plafonnement global : « Les frais bancaires, dans leur ensemble, représentent 0,4% du budget des ménages, ce qui ne justifie nullement une mesure générale ». Le lobby du patronat bancaire rappelle également que « les frais correspondent à un véritable service : outre le fait que les opérations rejetées sont parfois traitées manuellement et représentent d’importants coûts de gestion, il faut aussi savoir que cet incident porte un préjudice, puisqu’une personne, en bout de chaîne, ne sera pas payée (pension alimentaire, impôts, commerçant, opérateur téléphonique…). »

Lire sur le sujet : Banques : comment fonctionne la « machine à cash » des frais d'incident

La FBF n'est pas seule dans sa quête de statu quo. Le 28 mai dernier, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau a estimé que le secteur avait trouvé un « bon point d’équilibre » sur le sujet, rapportent Les Echos. Tout nouvel élargissement risquerait de fragiliser les banques de détail, a-t-il poursuivi, rappelant que l’encadrement des frais d'incidents bancaires a déjà coûté « plusieurs centaines de millions d'euros de revenus aux établissements français ».

Un argument également utilisé par certains sénateurs, qui ont récemment largement réduit la portée d’une proposition de loi du groupe socialiste sur le sujet. Pourquoi ? Justement parce qu’ils craignent les effets collatéraux d’un plafonnement généralisé. « Si on veut réduire les moyens des banques, il ne faut pas s’étonner que les banques réduisent le nombre de leurs agences ou de leurs personnels », a notamment déclaré Michel Canevet, sénateur de l’Union centriste, cité par Public Sénat.

« Un principe de solidarité inversée »

A l’opposé de ces réserves, certains estiment que la crise du coronavirus se présente comme une bonne occasion de revoir le modèle économique de la banque de détail. C'est le cas d'une dizaine d'associations et de syndicats (1) qiu ont signé mercredi 3 juin un texte commun en ce sens. Explication d’Aurélien Soustre, membre de la direction fédérale de la CGT Banques Assurances : « La dépendance économique des banques aux frais d’incidents confirme ce que l’on pressent depuis longtemps : leur modèle est conçu sur un principe de solidarité inversée, qui voit une partie de leur clientèle, la plus fragile, subir des frais bancaires à des niveaux prohibitifs, pendant qu’une autre, la plus aisée, profite de prêts immobiliers à des taux si bas qu’ils ne permettent plus de dégager de marges. Il est urgent que les pouvoirs publics ouvrent cette boîte noire et contribuent à rééquilibrer ce modèle. »

Une solution de compromis

Le gouvernement est-il prêt à engager ce chantier ? Il y travaille. Jeudi 4 juin, Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie, a dévoilé devant l'Assemblée nationale le contenu d'un décret à paraître prochainement. Au programme, une clarification des critères de fragilité financière : un client sera « considéré comme fragile à partir de cinq incidents bancaires dans une période d'un mois », a annoncé le locataire de Bercy, et il aura accès au plafonnement des frais bancaires « pendant trois mois ». « Les personnes en situation de surendettement seront considérées comme fragiles pendant toute la durée d'inscription au fichier des incidents de remboursement », a-t-il ajouté.

Lire sur le sujet : Plafonnement des frais bancaires : ce qui va changer pour les clients des banques

Cela sera-t-il suffisant à calmer les ardeurs des associations ? Rien n'est moins sûr. Exit en effet le plafond universel réclamé. Et même le passage de trois à un mois de délai pour reconnaître la fragilité financière ne devrait pas suffire. Dans un courrier récemment adressé au président de la République, la CGT Banques Assurances demandait une détection automatique et sans délais des difficultés financières, dès le premier ou le second incident de paiement.

Voir aussi le classement des banques les moins chères au 1er juin

(1) L'Unaf, l’UFC Que Choisir, la CLCV, l’Association Force Ouvrière Consommateurs (AFOC), la Confédération Syndicale des Familles (CSF), la Confédération Nationale des Associations Familiales Catholiques (CNAFC), Emmaüs France, le Secours catholique, APF France handicap, la Fédération Banques et Assurances de la CGT.