C’est une première en France : la Caisse d’Epargne envisage de remplacer ses chargés de clientèle, salariés, par des « conseillers indépendants locaux », non salariés mais mandataires exclusifs de la banque. Est-ce la première étape vers une ubérisation du conseil bancaire ?

« Banquier et entrepreneur ». Sous ce nom se cache un projet présenté fin janvier au conseil social et économique de la Caisse d’Epargne Bretagne-Pays de Loire (CEBPL) : celui de déployer sur le terrain des « conseillers indépendants locaux » (CIL), non salariés de la banque mais mandatés par elle pour distribuer ses produits, répondre aux projets de ses clients actuels et en démarcher de nouveaux. Une première en France, validée par la maison mère, BPCE, que la banque régionale espère tester dès la fin mai dans 3 agences test. Objectif de l’expérimentation : observer l’accueil réservé par les clients à ce nouvel interlocuteur.

L’accueil des syndicats du secteur bancaire, lui, a été unanimement hostile. La publication de l’information par le quotidien économique Les Echos, a entraîné une levée de boucliers immédiate. Frédéric Guyonnet, président du premier syndicat du secteur, le SNB/CFE-CGC, a ainsi évoqué un « tsunami », qui ouvrirait la porte à une « ubérisation du secteur bancaire ». Qu’en est-il exactement ? Comment la Caisse d’Epargne justifie-t-elle son projet ? Quels problèmes soulève-t-il ? Et est-il annonciateur d’un mouvement plus large d’ubérisation du conseil bancaire ?

Pourquoi la Caisse d’Epargne veut-elle tester des CIL ?

Dans un document dont MoneyVox a pris connaissance, la Caisse d’Epargne Bretagne-Pays de Loire détaille le contexte qui la pousse à tester ces conseillers indépendants locaux. Elle y brosse ainsi le portrait d’une caisse régionale affectée par une baisse de son chiffre d’affaires (-13,76% entre 2013 et 2018), sous les coups de la concurrence - l’émergence notamment des banques 100% numériques -, de la hausse des contraintes réglementaires - notamment en terme de connaissances clients - et surtout de la baisse des taux. Une banque, donc, qui peine « à maintenir son réseau d’agences en l’état, notamment dans les zones rurales », où les « fonds de commerce, même s’ils restent rentables à court terme, ne se renouvellent plus » et où les clients sont certes « fidèles mais vieillissants ».

Les conseillers indépendants locaux sont ainsi présentés comme une manière de maintenir voire de renforcer la présence de la Caisse d’Epargne dans ces territoires. Un antidote à la désertification bancaire, en résumé. Dans le projet tel que détaillé, le CIL serait un mandataire exclusif de la Caisse d’Epargne - il aurait donc interdiction de distribuer des produits d’autres enseignes -, pourrait s’installer dans les agences vides, y gérer et développer un fonds de commerce qui resterait la propriété de la banque. La tâche ne sera pas confié à n’importe qui : les CIL devront notamment justifier d’au moins deux ans d’expérience comme cadre dans une banque ou chez un assureur, et obtenir au moins 3 agréments : intermédiaire en opérations de banque et en services de paiement (IOBSP), Conseiller en Investissement Financier (CIF) et Mandataire d’intermédiaire en assurance (MIA).

Débarrassée des opérations courantes - les clients seront poussés pour cela vers les interfaces web et mobiles de la banque -, ces CIL, espère la Caisse d’Epargne, auront plus de temps à consacrer au conseil et à la conquête de nouveaux clients. Ils seront ainsi rémunérés à la commission, en fonction des nouveaux encours d’épargne et de crédits captés, du nombre de produits (forfaits de compte, assurances, etc.) vendus et de la préservation du fonds de commerce existant. Ce conseiller indépendant bénéficierait également d’une surprime calculée en fonction de la qualité des nouveaux dossiers, du nombre de clients rencontrés et de leur satisfaction.

Qu’est ce qui pose problème ?

Lutter contre la désertification bancaire en maintenant une présence dans des territoires où les agences sont de toute façon appelées à disparaître : sur le papier, le projet paraît plutôt vertueux. Pourtant, estime Frédéric Guyonnet, président national du SNB/CFE-CGC, ce serait « une catastrophe pour les clients ». Il craint en effet que les CIL soient de simples « vendeurs », plutôt que des conseillers, incités par leur mode de rémunération à faire passer leur intérêt - vendre le maximum de produits - avant celui des clients - bénéficier de produits adaptés à ses besoins. Aurélien Soustre, membre de la direction fédérale de la CGT banques assurances, confirme : il y a un risque de voir le devoir de conseil passer au second plan, bien qu’il s’applique également aux intermédiaires bancaires : « Ce serait une manière de balayer les progrès obtenus en la matière depuis la crise de 2008 », craint celui qui est également représentant des salariés au Comité consultatif du secteur financier (CCSF).

Autre problème concret posé par le projet : celui du secret bancaire. Pour pouvoir mener à bien leurs missions, ces CIL devront en effet avoir accès aux données des clients détenues par la banque. Le projet de la CEBPL ne s’en cache pas : « le CIL aura accès aux données clients sous réserve d’un accord explicite », et notamment de la « signature d’une clause autorisant la levée du secret bancaire au profit du banquier entrepreneur ». Cela représente un « risque » et un amoindrissement de la protection du client », estime Aurélien Soustre, qui ajoute qu’il « n’est pas sain qu’une entreprise ait recours à des indépendants pour des activités aussi stratégiques. »

Peut-on parler d’uberisation ?

Le projet, toutefois, n’est pas seulement problématique pour les clients. Il l’est également pour les salariés. « Il y a des craintes légitimes pour l’emploi », confime Aurélien Soustre, qui craint que les conseillers concernés par les fermetures d’agences en zones rurales soient encouragés à se convertir en CIL, parce qu’ils sont attirés par le statut d’indépendant ou qu’ils veulent éviter une mutation géographique. Le représentant syndical les met en garde : « On ne peut pas parler d’indépendance quand on dépend d’un seul gros client ». En ce sens, le CIL présente, selon lui, des points communs avec le chauffeur Uber ou le livreur Deliveroo, qui dépendent entièrement du travail apporté par la plateforme et leur sont au final totalement subordonnés, à la merci par exemple d’un changement de commissionnement.

Le problème se pose d’autant plus qu’on peut légitimement se demander comment un CIL pourra s’en sortir financièrement en opérant sur un territoire où l’activité est considérée comme insuffisante pour permettre à une agence bancaire d’être rentable. Pour Aurélien Soustre, ces agences sont, de fait, rentables, mais pas suffisamment au regard des critères aujourd’hui appliquées par les banques : « Elles sont tentées de ne garder que les agences vaches à lait et de se débarrasser des autres ».

Est-ce la première étape d’un changement plus profond ?

Au final, le projet de BPCE est-il annonciateur d’un changement plus profond de l’organisation des banques de détail ? C’est sans doute aller un peu vite en besogne. Avant de lancer son test, CEBPL va déjà devoir passer deux obstacles. Celui du régulateur du secteur bancaire d’abord, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), qui doit donner son feu vert à l’expérience. « Ce n’est pas dit que cela passe », estime Aurélien Soustre, qui se demande également ce que la CNIL aura à dire sur l’utilisation des données clients. L'obstacle des syndicats, ensuite, quasi-unanimement opposés à l’expérience et qui ont demandé à BPCE la tenue d’un comité de groupe extraordinaire. Sans succès dans l’immédiat.