Les banques vont-elles toutes inscrire, noir sur blanc, l’obligation pour les emprunteurs de domicilier leurs revenus ? C’est l’enjeu de la bataille en cours, qui met aux prises Bercy, banques, courtiers, députés…

A ce jour, l’immense majorité des banques exigent de leurs emprunteurs qu’ils ouvrent un compte bancaire pour prélever les mensualités du prêt immobilier, et pour y domicilier leurs salaires ou autres revenus. Le plus souvent, cette contrainte n’est toutefois pas mentionnée dans l’offre de prêt, ce qui laisse le champ libre à l’emprunteur pour domicilier ses revenus dans une autre banque après la signature. Le ministre de l’Economie et des Finances Bruno Le Maire a voulu lever ce flou : une ordonnance et un décret encadrent depuis le 1er janvier 2018 les éventuelles clauses de domiciliation dans les contrats de prêt. Si la banque intègre une telle clause, celle-ci doit prévoir en contrepartie un « avantage individualisé » pour l’emprunteur, et la contrainte de domiciliation ne peut aller au-delà des 10 premières années de remboursement du crédit.

Problème : cet encadrement est unanimement critiqué par les courtiers en crédit, ainsi que par plusieurs associations de consommateurs. Dernier épisode du feuilleton : le 24 janvier, la Présidente du Comité consultatif du secteur financier (CCSF), organisme paritaire rattaché à la Banque de France, a remis un rapport à Bercy sur le sujet. Ce rapport, qui fait état d’une divergence criante au sein du CCSF entre les banques et les autres acteurs du secteur, a été mis en ligne ce jeudi 21 février. cBanque s’était procuré ce rapport voici 3 semaines : en conclusion, la présidente du CCSF Corinne Dromer prend personnellement position en faveur d’une abrogation de l’ordonnance.

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L'heure du bras de fer

Et maintenant ? L’arbitrage de Bruno Le Maire est attendu pour la mi-mars (lire l’encadré plus bas). Un arbitrage, bien plus qu’un consensus, puisque les divergences apparues au sein du CCSF entre banques et autres acteurs du milieu paraissent difficilement conciliables. Sollicitée, la Fédération bancaire française (FBF) nous a ainsi répondu : « L’ordonnance sur la domiciliation des revenus est mise en œuvre depuis un an seulement. À ce stade, aucune partie prenante n’a fait part de difficultés concrètes quant à son application. Seule une période d’observation plus longue nous permettra d’estimer si cette ordonnance a besoin d’être améliorée ou non. La concurrence sur le marché du crédit immobilier est très forte et les consommateurs en bénéficient à plein. Il serait donc difficilement compréhensible de provoquer, sans raison apparente, de l’instabilité réglementaire. »

« Cette réforme permet d'imposer une exigence qui n’existait pas auparavant »

De l’autre côté, les courtiers apparaissent comme les plus farouchement opposés à la clause de domiciliation, avec les associations de consommateurs. Dans le rapport du CCSF, les courtiers affirment d’une voix commune « que cette obligation n’apporte aucun avantage pour les emprunteurs, puisqu’il est très difficile d’en analyser le gain annoncé et ne permet pas de comparabilité possible entre les établissements ». Les courtiers jugent « au contraire que cette réforme permet de leur imposer une exigence qui n’existait pas auparavant ».

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« Il n’y a pas deux grilles de taux dans les banques ! »

La crainte exposée au sein du CCSF est celle d’une généralisation des clauses de domiciliation, alors qu’à ce jour ces clauses sont absentes de la majorité des contrats de prêt. « Heureusement que les banques n’ont pas encore mis en place ces clauses ! » réagit Aurélien Soustre, représentant CGT Banques Assurances au sein du CCSF. Ce représentant syndical estime lui aussi que « si les textes restent en l’état, il y a un risque de généralisation ». Pourquoi les banques n’ont-elles pas profité de l’entrée en vigueur de cet encadrement en janvier 2018 pour l’introduire dans leurs contrats ? « Peut-être que les banques ne le souhaitent pas… ou peut-être que cela nécessite une adaptation des systèmes informatiques. » Une association de consommateurs estime ainsi dans le rapport du CCSF que l’actuel dispositif législatif pourrait effectivement conduire à une « généralisation des clauses », car les banques sont désormais « légitimées » à y recourir.

« Une illusion de dire que les candidats à l’emprunt auront le choix »

Dans ce même rapport, les courtiers en crédit pointent l’absence de véritable « avantage individualisé » en optant pour la domiciliation. Une affirmation confirmée par Aurélien Soustre sur la base de remontées du terrain : « On a cherché à évaluer la réalité de l’avantage individualisé. Aujourd’hui, il n’y a pas deux grilles de taux dans les banques ! Il n’y a qu’une seule grille. Le taux est fixé en fonction de cette grille, et la contrepartie évoquée dans la clause de domiciliation n’est donc pas un avantage individualisé mais uniquement une sanction en cas d’arrêt de la domiciliation. » Ce responsable syndical bancaire rappelle en outre que la « non domiciliation » est déjà une « exception » : « C’est une illusion de dire que les candidats à l’emprunt auront le choix : bien souvent, la domiciliation est un prérequis à l’octroi du crédit immobilier. Cette ordonnance offre un cadre réglementaire à une pratique de la profession. »

Une « fidélisation » par la contrainte ?

« Nous ne sommes pas opposés à la domiciliation des revenus en tant que telle », nuance tout de même Aurélien Soustre, puisque le modèle économique de la banque de détail repose en partie sur ce modèle. « Mais la fidélisation ne doit pas se faire de façon réglementaire, menottes aux poignets… La fidélisation des clients doit passer par des éléments positifs : la qualité du service, le conseil en agence, etc. »

Fébération bancaire : « 10 ans de domiciliation est une durée pertinente »

Dans le rapport du CCSF, sa présidente Corinne Dromer juge souhaitable l’abrogation de l’ordonnance tout en égrainant, à défaut d’abrogation, des mesures destinées à amoindrir la portée de l’encadrement des clauses. A commencer par la réduction de la durée maximale de domiciliation de 10 à 5 ans, une mesure qui pourrait être prise à court terme par la voie d’un décret en Conseil d’Etat. « 10 ans de domiciliation est une durée pertinente quand on sait que la durée moyenne des crédits en France est de 20 ans », coupe la fédération bancaire. Mais le CCSF rappelle dans son rapport que « leur durée effective n’était que de 7,1 ans en moyenne, en 2016 ».

Une mesure à adapter, à défaut d’être abrogée ?

« La réduction de la durée minimale de domiciliation à 5 ans ne serait qu’une mesure d’attente, avant une abrogation ou une adaptation de cet encadrement », juge toutefois Aurélien Soustre. Il a proposé au CCSF, au nom de la CGT Banques Assurances, des possibilités d’adaptation parmi lesquelles un « véritable avantage individualisé » non lié au crédit : « par exemple la gratuité de la carte bancaire tant que le client domicilie son salaire ». Si Bercy refuse d’abroger cette ordonnance, Aurélien Soustre appelle ainsi de ses vœux une adaptation précise de cet encadrement, en prévoyant des exceptions pour les « multiples cas spécifiques » : ne pas contraindre un emprunteur sollicitant à un deuxième crédit à la domiciliation, ni « en cas de fermeture de l’agence bancaire où le crédit a été signé », ou encore « en cas de travail transfrontalier ». Tous les regards se tournent désormais vers Bercy, dont l’arbitrage ne manquera pas de relancer la polémique.

Bercy doit se positionner à la mi-mars

A l’automne 2018, trois députés du groupe « UDI, Agir et indépendants » ont déposé un amendement au projet de loi Pacte revenant sur l’encadrement des clauses de domiciliation. L’amendement a finalement été retiré, suite à l’avis défavorable du gouvernement. Motif : le bilan de la mesure était alors en cours au CCSF. Depuis, la présidente du CCSF a demandé l’abrogation de l’ordonnance…

Quand Bruno Le Maire rendra-t-il l’arbitrage tant attendu ? « Le ministre aura l’occasion de s’exprimer sur ce sujet dans la suite de la discussion de la loi Pacte à l’Assemblée nationale, normalement le 13 mars », répond le service presse du ministère.