Depuis le début de la crise du Covid, vous avez plébiscité le Livret A, produit refuge, en y plaçant près de 20 milliards d’euros. Cet argent ne serait-il pas plus utile ailleurs ? Et si oui, ne faudrait-il pas supprimer, purement et simplement, le Livret A ? On lance le débat.

Plus de frais de transports, de restaurants, de sorties... En nous obligeant à rester chez nous de la mi-mars à la mi-mai, le coronavirus a permis à certains d’entre nous d’économiser beaucoup d’argent. Une « épargne forcée » qui, face à la crainte d’une crise économique majeure, s’est transformée depuis en épargne de précaution. Résultat : selon la Banque de France, l’épargne accumulée de mars à juillet s’élève à près de 86 milliards d’euros, et devrait atteindre les 100 milliards d’ici la fin de l’année. Sur ce total, un tiers environ - plus de 30 milliards d’euros à la fin août selon la Caisse des Dépôts (CDC) - a atterri sur un Livret A ou un Livret de développement durable et solidaire (LDDS).

Logique : les caractéristiques du Livret A - garantie de l’État, exonération fiscale, disponibilité des fonds - en font la valeur refuge idéale en période de crise. Cerise sur le gâteau, il affiche, malgré une baisse récente, un taux quasi imbattable pour un livret : 0,5% net. Le choix des Français, rationnel, n’est toutefois pas du goût de tout le monde. Les pouvoirs publics notamment, souhaiteraient voir les Français « désépargner » et participer à la relance économique par la consommation. Et les banques préféreraient placer cet argent sur des produits plus rémunérateurs et non garantis.

C’est ainsi qu’ont fait leur retour, ces dernières semaines, des critiques anciennes à l’égard du produit d’épargne réglementée. Et en toile de fond, une question : le temps ne serait-il pas venu de se débarrasser de cet encombrant Livret A ? Nous avons interrogé à ce sujet deux spécialistes, Cyril Blesson, associé au sein du cabinet Pair Conseil et éditeur des « Cahiers de l’épargne », et Philippe Crevel, qui dirige notamment le « Cercle de l’épargne ». Voici leurs arguments, et de quoi alimenter le débat.

Pour la suppression : le Livret A coûte trop cher

« Si aucun pays n’a imité la France, c’est qu’il y a une raison ». Pour Philippe Crevel, cette raison se situe dans le coût excessif du Livret A. Rappel en effet : sa raison d’être est d’assurer le financement de secteurs jugés stratégiques par l’État : le logement social, la politique de la ville, les investissements des collectivités locales, etc. À grands traits, le travail du Fonds d’épargne de la Caisse des Dépôts, qui gère la manne du Livret A, consiste donc à transformer des dépôts à court terme, qui peuvent être retirés à tout moment, en prêts à très long terme, jusqu’à 60 ans.

Problème : « cette mécanique est belle, mais elle est très coûteuse », souligne l’économiste. Pour les secteurs qui puisent dans le Fonds d’épargne, d’abord, et qui subissent des taux d’intérêt totalement déconnectés du contexte actuel : 0,8% au moins, pour couvrir la rémunération du livret (0,5% versé aux épargnants) et le coût de la collecte (0,3% versé aux réseaux bancaires). Pour le Fonds d’épargne ensuite : pour assurer la disponibilité des fonds, celui-ci conserve environ la moitié de l’épargne. Il l’investit majoritairement dans des fonds monétaires, qui ont l’avantage d’être peu risqués, mais ont l’inconvénient, actuellement, d’afficher des taux négatifs. En clair, la CDC doit payer pour sécuriser cet argent.

Pour la suppression : le Livret A ne bénéficie pas qu’aux petits épargnants

Un peu d’histoire. Le Livret A a été créé en 1818 avec un objectif : encourager les classes laborieuses à mettre de l’argent de côté en perspective des mauvais jours. Plus de 200 ans plus tard, le Livret A a conservé cette image de produit d’épargne populaire. Dans les faits pourtant, tout le monde en profite, y compris les plus fortunés. « Les encours sont très concentrés, loin de l’image d’épinal du petit épargnant qui colle au Livret A », note Cyril Blesson.

Les chiffres de l’Observatoire de l’épargne réglementée de la Banque de France le confirment. Sur les 55 millions de Livrets A ouverts fin 2018 (les chiffres 2019 n’ont pas encore été publiés), seuls 3% - soit 1,6 million de comptes environ - atteignaient ou dépassaient le plafond de versement de 22 950 euros. Ce sont ces « gros » Livrets A surtout, qui représentent 28% de l'encours total du Livret A (soit 75 milliards d’euros), qui profitent de l’exonération fiscale, en engrangeant, au taux actuel, au moins 115 euros d’intérêts nets par an. Pendant ce temps, les 22 millions de Français dont le Livret A ne dépasse 150 euros, touchent eux, au mieux… 75 centimes d’euros par an au taux actuel.

Où irait l’argent du Livret A ?

Quelle serait la réaction des Français si le Livret A venait à être supprimé ? Où mettraient-ils leur argent ? Pour le savoir, « il suffit de regarder dans les autres pays qui, eux, se passent de Livret A », conseille Philippe Crevel. En Allemagne, par exemple, où les épargnants ont recours à des livrets bancaires fiscalisés. En France, toutefois, « les gens aujourd’hui laisseraient leur argent sur leurs comptes courants, qui ont le mérite de ne pas être fiscalisés », estime Cyril Blesson. « Les autres produits liquides et sûrs ne rapportent pas assez pour les attirer ».

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Contre la suppression : le Livret A rassure les Français

« C’est un argument très fort pour le maintien du Livret A ». Pour Cyril Blesson, le Livret A est en effet un rempart contre la panique bancaire. « Sans lui, dans un contexte de crise bancaire comme en 2008, les ménages inquiets pour la santé de leur banque pourraient être tentés de retirer leur argent pour le conserver sous leurs matelas, le sortant ainsi des circuits de financement », estime le spécialiste de l’épargne. Protégé non pas par le Fonds de garantie des dépôts, mais par l’État français en direct, le Livret A rassure en effet.

Contre la suppression : le Livret A est une arme financière pour l’Etat

Conséquence directe du précédent argument : en rassurant les épargnants, le Livret A permet de maintenir leur épargne dans le circuit économique. « On est bien content d’avoir l’argent du Livret A quand la situation économique se dégrade », résume Cyril Blesson. Les pouvoirs publics disposent ainsi d’une arme financière pour suppléer les banques en cas de crise, ou pour appuyer des politiques de relance. Le coronavirus vient d’ailleurs d’en donner un exemple concret, puisque que le Fonds d’épargne va contribuer à hauteur de 26 milliards d’euros au plan de relance du gouvernement français, à destination en particulier des collectivités locales, du logement et des secteurs de la transition écologique.

Réformer plutôt que supprimer ?

Malgré l’agacement qu’il suscite au sein de la puissance publique et dans les cercles financiers, la suppression du Livret A n’est pas à l’ordre du jour, et ne le sera sans doute pas avant longtemps. « Le Livret A échappe à la rationalité économique, c’est un phénomène politique », déplore Philippe Crevel. « La moindre baisse de taux entraîne un psychodrame. Alors, supprimer le Livret A, ce serait considéré comme un sacrilège ! »

Il existe en revanche plusieurs pistes pour en réformer le fonctionnement. La première : réformer à nouveau le mode de calcul du taux. « Il faut commencer par supprimer le plancher actuel de 0,50% », estime Cyril Blesson qui rappelle que « la BCE a amené les taux d’intérêt en territoire négatif, entre autres, pour inciter à la désépargne ».

Autre possibilité : supprimer l’exonération fiscale dont profitent surtout les détenteurs de Livrets A bien alimentés. Pour Philippe Crevel, « cela aurait du sens. Avec le Livret A, est-on vraiment dans de l’épargne populaire ? L’exonération est-elle encore justifiée. » « Le Livret d’épargne populaire (LEP), tel qu’il existe déjà, suffit à garantir l’épargne des plus modestes contre l’inflation », estime de son côté Cyril Blesson. « Mais il est trop méconnu : il faudrait en faire la promotion, le rendre plus accessible »

Enfin, certains plaident pour une fusion du Livret A et du LDDS. « Le maintien des deux produits n’a plus vraiment de sens depuis la généralisation à toutes les banques de la distribution du Livret A [en 2009, NDLR] », rappelle Philippe Crevel. « Pourquoi pas », renchérit Cyril Blesson. « Cela permettrait de limiter l’enveloppe défiscalisée, et donc l’effet d’aubaine. »