Stéphanie Serve et Evelyne Rousselet, enseignantes à l’Université Paris-Est Créteil et à l’Université Gustave Eiffel et chercheures à l’Institut de Recherche en Gestion (IRG) travaillent en ce moment sur les raisons qui peuvent amener une banque à réduire la taille de son réseau en fermant des agences. Elles dévoilent à MoneyVox leurs hypothèses. Elles ont également réfléchi aux conséquences de ces fermetures sur la clientèle des particuliers et professionnels.

Les banques incriminent la baisse de fréquentation des agences et la moindre rentabilité pour expliquer leur décision de fermer des agences bancaires. Ce sont également les causes sur lesquelles vous vous penchez ?

Evelyne Rousselet : "Notre projet de recherche en est à la formulation de multiples hypothèses pouvant aboutir à des décisions de fermeture. Mais à ce stade, cela reste des hypothèses à valider. Pour trouver ces éléments explicatifs, nous avons notamment épluché la communication institutionnelle des banques."

Stéphanie Serve : "La période retenue sur cette partie de nos recherches débute en 2013, date à laquelle les banques ont réellement commencé à communiquer dans la presse sur les fermetures d’agences. Elle commence, en particulier, en février 2013 avec la Société Générale. Le Crédit Agricole a suivi en octobre."

E.R. : "En compilant ces articles de presse, nous avons constaté ce que vous évoquez. Les raisons invoquées de ces fermetures sont l’évolution sociologique des consommateurs qui préfèreraient les canaux à distance et fréquenteraient moins les agences. Le seconde explication avancée, qui est plus un élément de contexte, est la tension économique à l'œuvre sur la banque de détail causée par la baisse des taux d’intérêt. En plus de ces deux arguments clairement verbalisés dans les annonces institutionnelles, nous émettons aussi l’hypothèse qu’il y aurait un comportement mimétique des banques. Certaines banques fermeraient des agences parce que des enseignes concurrentes prennent la décision d'en fermer."

Dans votre article Fermeture des agences bancaires : une tendance amorcée bien avant la crise sanitaire publié en février 2021 dans The Conversation, vous évoquez en effet l’exemple de LCL dont les annonces de restructuration semblent suivre celles de la Société Générale. Cela paraît tellement grégaire comme façon de prendre des décisions…

"Prendre les mêmes décisions revient à envoyer le signal que la banque n’a pas une stratégie atypique"

E.R. : "Si on se penche sur des travaux historiques comme ceux de Michael Porter, l’essence de la stratégie d’entreprise serait de trouver un axe de développement spécifique, trouver son propre territoire, son propre avantage concurrentiel, qui permet à une entreprise de se distinguer de ses compétiteurs. Dans ce schéma d’analyse, le mimétisme n’a donc pas sa place. Mais quand on regarde ce que font réellement les entreprises, l’imitation est courante que ce soit en matière d’innovation de produits ou services mais également en termes de décisions stratégiques. La volonté de gagner en légitimité peut l’expliquer. Car, dans un contexte d’incertitude - ce que vivent actuellement les banques de détail compte tenu des taux bas qui ébranlent leur modèle économique traditionnel - prendre les mêmes décisions que les concurrents revient à envoyer aux institutions, y compris aux analystes financiers, le signal que l’enseigne se comporte comme les autres, qu’elle n’a pas une stratégie atypique et donc que la décision est bonne si tout le monde la prend."

Dans l’article, vous écrivez que "l’incitation au mimétisme provient de l’incertitude sur la capacité de l’enseigne à estimer si l’agence va continuer à générer une rentabilité suffisante". Doit-on comprendre que le mimétisme s’explique aussi par l’incapacité de déterminer les gains et les coûts d’une agence bancaire donnée ?

"L'imitation peut apparaître en réponse à la difficulté de mesurer spécifiquement la rentabilité d’une agence"

E.R. : "Le fait est que la rentabilité des agences est extrêmement difficile à mesurer. Mais le premier niveau de questionnement est pourquoi une banque initie un plan de fermeture de son réseau, soit à l’échelle nationale pour les banques centralisées comme BNP Paribas ou Société Générale, soit à un niveau régional pour les banques régionales comme le Crédit Agricole et la Caisse d’Epargne. Ensuite seulement, vient le deuxième niveau de questionnement qui est celui de quelles agences la banque va décider de fermer. Et c’est à ce niveau là qu’un phénomène d’imitation peut apparaître en réponse à la difficulté de mesurer spécifiquement la rentabilité d’une agence."

S.S. : "Dit autrement : la banque a dû mal à apprécier où elle doit fermer et donc regarde ce que font ses concurrents localement et éventuellement les imite. Ce mimétisme peut donc intervenir à deux niveaux, temporel suite à l’annonce du plan stratégique du concurrent, et géographique par le choix de la localisation des agences qui vont fermer. Et, paradoxalement, le fait d’imiter une banque concurrente par souci de légitimité peut conduire à des fermetures d’agences dans des territoires où il n’y avait pas tellement de problèmes de rentabilité."

Avez-vous documenté ce mimétisme de second niveau ?

E.R. : "A ce stade, nous avons effectué une revue de littérature scientifique et trouvé des études étrangères qui nous permettent de recenser les facteurs qui pourraient favoriser la décision de fermeture à un endroit donné. Soyons claires, elles ne disent pas combien d'agences fermer mais proposent des variables explicatives de la décision de fermer une agence plutôt qu’une autre. Parmi ces facteurs, il y a la proximité mesurée par la distance qui sépare un client de l’agence - mais également la concurrence locale que l’on peut évaluer avec la densité d’agences -, le nombre d’agences pour 100 000 habitants. L’hypothèse que l’on peut alors faire est qu’il est difficile de suivre et manager une agence isolée, ce qui peut inciter la banque à la fermer. [Dans le cadre de ce dossier sur le déclin des agences, Marin Delattre, consultant chez SIA Partners, nous a expliqué que l’attrition étant plus forte en campagne cela pouvait aussi rendre plus risquée la fermeture d’une agence en ruralité par rapport aux guichets situés en zone urbaine, ndlr]."

Quelles autres hypothèses faites-vous pour expliquer les fermetures accrues d’agences ces 5 à 10 dernières années ?

E.R. : "Les banques françaises ont massivement ouvert des agences entre 1998 et 2008 alors même que les services de banque à distance commençaient à émerger. Donc c’était loin d’être une évidence d’ouvrir des agences physiques sur cette période. [En ne tenant compte que des ouvertures sans les fermetures, les banques implantées en France ouvraient en moyenne 387 agences par an entre 2000 et 2010, contre 152 annuels entre 2011 et 2020, d’après les données communiquées par notre partenaire Infostat-Marketing, ndlr]. Dans ce contexte, on peut supposer que les fermetures récentes pourraient être la conséquence d’ouvertures trop importantes précédemment, un réajustement en quelque sorte."

En 2016, Madame Rousselet, dans un article Les clients fragiles pour les banques : quand un risque en cache un autre ! co-écrit avec Bérangère Brial, vous expliquiez que les banques cherchent à éviter que leurs conseillers ne soient en contact avec la clientèle fragile pour ne pas être tentés d’être trop accommodants. En poussant ce raisonnement à l’extrême, est-ce que vous pensez que les banques ferment des agences pour limiter drastiquement le contact avec cette clientèle ?

E.R. : "Est-ce que les fermetures permettent d’éliminer de son portefeuille certains clients et de se recentrer sur la clientèle "rentable", même si je n’aime pas ce mot ? C’est une possibilité sur laquelle nous travaillons également. Toutefois, nous n’avons à ce stade rien pour le prouver. Nous construisons nos hypothèses à partir de la revue de littérature scientifique. Dans la littérature américaine, il se trouve que les déserts bancaires sont le plus souvent dans des zones où il y a des populations fragiles économiquement. Mais de là à dire que les banques engagent des mouvements de fermeture pour se débarrasser de ces clients-là, c’est un très grand pas à franchir."

S.S. : "Corrélation ne veut pas causalité ! Par contre, nous pouvons dire que la fermeture des agences a des conséquences sur ce type de population et risque de les fragiliser davantage encore."

E.R. : "Car les particuliers vulnérables économiquement se rendent plus souvent en agences."

Pourquoi ? Ils ont aussi accès aux espaces clients en ligne et aux applications de banque à distance.

E.R. : "C’est probablement parce que l’argent est, de fait, un problème pour eux. Cela peut créer un manque de confiance en soi et/ou une appréhension forte à gérer seuls leur argent. Donc ils vont davantage solliciter leur conseiller bancaire pour se faire aider. Avoir une application qui donne tous les jours le solde du compte ne résout pas ce frein psychologique."

S.S. : "Soulignons aussi que certains n’ont pas de moyen de paiement et doivent donc nécessairement se rendre en agence pour retirer de l’argent ou faire des opérations courantes. Cette problématique se pose aussi pour les clients professionnels."

Justement, qu’en est-il des professionnels et des entreprises ? Quelles conséquences les fermetures d’agence ont-elles pour eux ?

"Les banques n'évoquent jamais les professionnels quand elles annoncent des fermetures d'agences"

S.S. : "Pour l’entrepreneur, le besoin d’interaction physique avec l’agence est prégnant. Contracter un crédit professionnel en ligne auprès de la banque, que ce soit un prêt de trésorerie ou d’investissement, est très marginal à ce jour [Shine a par exemple annoncé le lancement de son offre de prêt pro en avril 2021, Mansa s'adresse aux seuls indépendants, ndlr] et les plateformes de crowdlending (October, Pretup…) ne couvrent qu’une faible proportion des besoins de financement des entreprises. Ils ont aussi besoin de se déplacer en agence pour faire des remises de chèques ou d’espèces. Ce que je veux dire, c’est que les clients professionnels ne peuvent pas opérer une substitution à 100% de l’agence par des services de banque en ligne. En conséquence, la fermeture de leur agence conduit nécessairement l’entreprise à se déplacer dans une autre agence même si elle est plus éloignée."

E.R. : "Centré sur ses charges, son business au quotidien, pour un professionnel en difficulté, la facilité de contact et la proximité apparaissent plus vitales encore que pour un client patrimonial qui veut un rendez-vous pour gérer son épargne. Et paradoxalement, alors que les banques communiquent beaucoup sur le fait que les entreprises sont une priorité, elles n’évoquent jamais cette clientèle quand elles annoncent des fermetures d’agences. C’est comme si elle avait disparu du raisonnement."

S.S. : "En effet, tout à l’heure, nous évoquions les causes de fermeture qui reviennent régulièrement. Cela nous a interpellé qu’aucune des explications [digitalisation et questionnement sur la rentabilité, ndlr] n’a trait à la clientèle des professionnels et entreprises. La question reste ouverte."

C’est peut-être parce que les professionnels bénéficient de canaux de contact et de services spécifiques comme le fait qu’un conseiller puisse aller directement à leur rencontre ?

S.S. : "A ma connaissance, les conseillers ne se déplacent pas pour recueillir les besoins de financement des clients qu’ils gèrent et la prospection de nouveaux clients se fait par téléphone. J’ai beaucoup travaillé sur le processus d’octroi de crédit pour les entreprises. Dans ce cadre, j’ai interrogé neuf banques différentes. Bilan : ce n’est qu’une fois que les banquiers reçoivent une demande de financement qu’ils se déplacent dans l’entreprise, ce, dans l’objectif de faire une appréciation sur le terrain du risque en complément des éléments chiffrés dont ils disposent. L’interaction sinon est traditionnelle et se fait majoritairement en agence."