Des candidats à l’emprunt repoussés par les banques, malgré de bons dossiers : les courtiers spécialisés s’inquiètent pour la reprise du marché du crédit immobilier et pointent notamment les effets des taux d’usure, qui freinent l’octroi en période de taux bas. Explications.

« Après étude du dossier, je ne trouve aucune solution pour le projet de Mr et Mme X. Tout y est passé : baisse de taux, des frais de dossier, hypothétique assurance déléguée et même baisse de vos honoraires… Le TAEG reste malheureusement trop haut. » Voici le courriel qu’a reçu le mois dernier un courtier en crédit immobilier, de la part d’une des banques avec lesquelles il a l’habitude de travailler.

Une réponse négative, donc, à un dossier qui, pourtant, semblait cocher toutes les cases : un couple avec des emplois stables, de bons revenus (84 000 euros par an) et un faible taux d’endettement (25% après emprunt). Mais qui avait aussi des points faibles : un apport un peu juste (15 000 euros pour un projet immobilier à 360 000 euros) et des emprunteurs d’âge moyen (41 et 42 ans). Des défauts qui ont suffi pour faire capoter la demande de prêt.

Pour le courtier qui nous l’a transmis sous couvert d’anonymat, cet exemple serait symptomatique des dysfonctionnements affectant actuellement le marché du crédit immobilier : les refus de financement seraient en hausse, non seulement pour les emprunteurs aux dossiers les plus fragiles - parce qu’ils sont trop modestes, trop âgés ou trop malades - mais aussi pour des candidats plus solides sur le papier. Et souvent, la raison invoquée tient en 2 mots : taux d’usure.

Le reflet de la réalité du marché

Rappel en effet : en France, les taux des crédits conso et immo ne peuvent dépasser certains plafonds, baptisés seuils (ou taux) de l’usure. Une réglementation conçue pour protéger les consommateurs, notamment les plus modestes. Ces taux d’usure sont mis à jour chaque début de trimestre, selon un mode de calcul assez simple : la Banque de France recense les taux moyens effectivement pratiqués par les banques au cours du trimestre précédent, et elle les augmente d’un tiers. Les taux d’usure sont donc le reflet de la réalité du marché, avec un décalage temporel de trois mois. Et logiquement, ils n’ont jamais été aussi bas qu’actuellement.

Des taux d’usure historiquement hauts

Depuis début 2017, il existe trois taux d’usure différents pour les crédits immobiliers à taux fixes, selon la durée d’emprunt initiale : moins de 10 ans, entre 10 et 20 ans, 20 ans et plus. Depuis cette date, ces seuils ont continuellement et fortement baissé :

  • de 3,40% au 1er trimestre 2017 à 2,4% actuellement pour les prêts d’une durée initiale inférieure à 10 ans ;
  • de 3,35% à 2,40% pour les prêts de 10 ans à 20 ans ;
  • de 3,37% à 2,51% pour les prêts sur 20 ans et plus.

A consulter : l’historique des taux de l’usure

Quel est le problème avec les taux d’usure ?

Pour comprendre pourquoi les taux d’usure bloquent certains dossiers, il faut rappeler un autre point important : ils plafonnent, non pas les taux nominaux des crédits, mais les taux annuels effectifs globaux (TAEG), qui intègrent également les frais annexes… Deux notamment : l’assurance emprunteur et, dans le cas d’un dossier apporté par un courtier, la rémunération de ce dernier, ce qu’on appelle les frais de courtage.

Lorsque les taux pratiqués sont hauts, pas de soucis : la marge d’un tiers ajoutée par la Banque de France est suffisante pour couvrir ces frais fixes. Mais plus les taux baissent, plus la part de gâteau à partager diminue, et plus le nombre de dossiers flirtant avec l’usure grandit. C’est ce qui se passe aujourd'hui : « Le bon profil actuel, explique Sandrine Allonier, directrice de la communication du courtier VousFinancer, c’est un couple en CDI, disposant d’un très bon apport (10 à 20% du montant de l’achat) et de très bons revenus, supérieurs à 70 000 euros par an ». Pas précisément Monsieur et Madame Tout le monde. « Sous ces niveaux de revenus, l’octroi est beaucoup plus aléatoire, poursuit la porte-parole. Il faut jongler avec l’usure. »

La crainte de l’effet ciseaux

La difficulté n’est pas nouvelle, mais elle semble s’être encore accentuée depuis la fin 2019, et ce pour plusieurs raisons. La première, ce sont les recommandations du Haut Conseil de stabilité financière (HCSF), qui a notamment demandé aux banques d’appliquer plus strictement la règle des 33% d’endettement maximum. Conséquence, le marché a eu tendance à se concentrer sur les meilleurs dossiers, ceux qui profitent des meilleurs taux, ce qui a entraîné une nouvelle baisse des taux d’usure au 1er avril dernier.

Lire sur le sujet : Crédit immobilier : pourquoi Bercy veut vous empêcher d'emprunter

La seconde, c’est le coronavirus. Face à la crise, les banques ont eu le réflexe d’intégrer une prime de risque à leurs grilles. Résultat : les taux proposés ont eu tendance à augmenter en avril, parfois jusqu’à un demi-point. Usure en baisse, taux en hausse : c’est ce qu’il est coutume d’appeler « l’effet ciseaux », un scénario particulièrement redouté par les courtiers et qui justifie, selon eux, une réaction des pouvoirs publics. « Il n’y a pas de perspective de hausse des taux de l’usure, ou à la marge, argumente ainsi Maël Bernier, directrice de la communication du courtier Meilleurtaux. C’est pourquoi il faut revoir la formule de calcul des taux d’usure, qui n’est plus adaptée et se retourne contre les emprunteurs. »

Les propositions des courtiers pour réformer le taux d’usure

Revoir la formule de calcul : c’est précisément ce qu’a proposé l’Association professionnelle des intermédiaires de crédit (APIC) pour accompagner la sortie de crise. Dans une note datée du 14 avril, l’association préconise d’ajouter à la formule une nouvelle référence fixe. Le taux d’usure serait ainsi la valeur la plus élevée entre le taux effectif moyen (TEM) du trimestre précédent augmenté d’un tiers, et ce même TEM augmenté d'un ou deux points.

Exemple : au 1er trimestre 2020, le TEM des crédits immo d'un durée comprise entre 10 et 20 ans était de 1,80%. Avec la formule actuelle (ajout d'un tiers), le taux d'usure pour cette catégorie de prêts est donc de 2,40%. Avec la formule proposée par les courtiers, il serait de 3,80% (ajout de 2 points) ou de 4,80% (ajout de 3 points).

L’usure, une réglementation intouchable ?

Pour réussir à faire avancer leurs propositions, les courtiers ont un impératif : convaincre les autres parties prenantes du marché du crédit immobilier de leur pertinence. Et ce n’est pas gagné : ils semblent être les seuls, en effet, à souhaiter changer les règles du jeu. « Nous sommes formellement opposés à une révision de l’usure, tranche Olivier Gayraud, juriste au sein de l’association de consommateurs CLCV. Il suffit de regarder les taux pratiqués dans d’autres pays pour voir qu’il s’agit d’un formidable moyen de protection du consommateur français. »

Même son de cloche du côté d’Aurélien Soustre, membre de la direction fédérale de la CGT Banques Assurances. Sur la base des remontées du terrain, il confirme l’existence de tensions « sur certains emprunts de durée courte, de montant faible, ou avec un surcoût d’assurance lié à l’âge et/ou à l’état de santé de l’emprunteur ». Mais, selon lui, les banques finissent généralement par trouver des solutions pour passer sous les taux d’usure. Quitte à baisser les grilles de taux, comme cela a été le cas dès le mois de mai.

Des « mesures temporaires et bien ciblées »

Au final, le syndicaliste, qui représente aussi les salariés du secteur au sein du Comité consultatif du secteur financier, s’interroge : « Sont-ce effectivement les emprunteurs qui sont pénalisés à l’heure actuelle, ou plutôt le modèle économique des courtiers ? » Quoi qu’il en soit, il est « hors de question de soutenir une modification de la réglementation dont l’objectif serait de faciliter l’intégration de frais. Le problème est conjoncturel, ça n’a pas de sens de lui chercher des solutions structurelles ».

Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire. « Les courtiers sont une profession utile, qui pallie souvent le manque de disponibilité des conseillers en agence, apportent leur connaissance fine du marché et permettent aux emprunteurs de gagner du temps ». Aurélien Soustre penche donc pour la mise en œuvre de mesures temporaires et bien ciblées : « Pourquoi ne pas imaginer un second seuil de l’usure, destiné spécifiquement aux personnes bloqués par l’assurance de prêt en raison de problèmes de santé ? »

A consulter : notre baromètre des taux des prêts immobiliers