Selon une récente étude, la moitié des entreprises du CAC 40 seraient incapables de payer le coût du carbone qu’elles émettent. Avec le réchauffement climatique difficile à contredire, les investisseurs doivent-ils revoir leur portefeuille ?

Difficile de rester de glace face au rapport alarmant du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat. Si l’humanité continue la trajectoire actuelle, le GIEC prévoit un réchauffement entre 2,8 et 5,7 degrés d’ici la fin du siècle. Pour rester sous la barre des 2 degrés par rapport aux niveaux préindustriels, comme le prévoit l’Accord de Paris, il faut réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) de 7,6% par an au cours de cette décennie selon le programme des Nations Unies pour l’environnement. « Aujourd’hui, nous émettons 43 gigatonnes de CO2 tous les ans. Nous devons diviser par 3 ces émissions en 28 ans si on veut que le climat reste dans un état correct pour le siècle à venir », rappelle ainsi à MoneyVox Fabrice Bonnifet, directeur développement durable, qualité, sécurité, et environnement de Bouygues et président du Collège des directeurs du développement durable (C3D).

Les investisseurs, parce qu’ils permettent de flécher les financements vers certaines entreprises, ont logiquement un rôle à jouer. Or comme l’expliquent Alain Grandjean, président de la Fondation Nicolas Hulot, et l’ex-banquier Julien Lefournier dans L’Illusion de la finance verte, la tâche est intrinsèquement complexe. En cause, notamment, le profil même des épargnants, éloignés géographiquement des régions les plus touchées par le dérèglement climatique, mais aussi temporellement des générations qui le vivront. Les 70 ans et plus ont en moyenne 6 fois plus de patrimoine financier que les moins de 30 ans, selon la dernière enquête Histoire de vie et Patrimoine de l’Insee.

Moralité contre rentabilité ?

Or, rendement boursier et protection du climat ne vont pas nécessairement de pair. En 2020, l’entreprise française qui a versé le plus de dividendes n’est autre que le géant pétrolier TotalEnergies avec 6,34 milliards d’euros, selon les données compilées par la Lettre Vernimmen. « Il y a deux possibilités. Soit on continue à croire que l’on peut faire du vert avec le même niveau de rentabilité ce, au péril de l’environnement et de l’avenir de l’entreprise. Soit on accepte de gagner un peu moins mais d’avoir des perspectives de long terme plus robustes », insiste Fabrice Bonnifet.

Outre la morale individuelle, les conséquences du réchauffement climatique conduisent aussi les gestionnaires à revoir leurs critères d’investissement, en tout cas à le revendiquer. « Nous sommes sortis du tabac. Nous sommes en train de sortir du charbon. Au début, c'était beaucoup par conviction. Car le charbon reste l’énergie la moins chère à extraire. Mais à long terme, c'est la seule trajectoire possible y compris sur le plan financier. Dans le secteur de l'énergie fossile, on sait très bien que d'ici 10 à 15 ans, les sociétés n'auront d'autres choix que de réduire drastiquement leur activité », nous explique Joséphine Chevallier, leader expert au sein de l’équipe Stratégie ESG chez Ostrum Asset Management.

L’analyste fait ici référence au concept de « stranded assets », ou actifs bloqués, popularisés notamment par les chercheurs britanniques Christophe McGlade et Paul Ekins, dont les conclusions sont reprises dans le rapport Canfin-Grandjean-Mestrallet remis en 2016 au ministère de l’Ecologie : « 80% des réserves d’énergie fossile (charbon, pétrole, gaz) doivent être laissées sous terre dans un scénario 2°, alors que la valeur boursière dépend en partie du volume de leur réserve prouvée. En raison du poids des compagnies charbonnières et pétrolières dans les indices financiers, l’argument du risque de « bulle carbone » est de plus en plus pris au sérieux par les investisseurs de long terme ».

Hausse des litiges climatiques

Les conséquences du réchauffement climatique, au niveau judiciaire, sont déjà palpables, avec les frais de procédure que cela sous-tend. Au 1er juillet 2020, le Programme des nations unies pour l’environnement (Pnue) recensait 1 550 procès dans 38 pays relatifs au changement climatique, contre moins de 900 affaires identifiées dans une vingtaine de pays en 2017. « Ce raz-de-marée croissant de litiges liés au climat est à l'origine d'un changement bien nécessaire », écrit le Pnue. Ainsi, en mai dernier, le géant pétrolier Shell, en bataille judicaire avec un collectif d’ONG écologistes, a été condamné par le tribunal de La Haye à réduire ses émissions de GES de 45% d’ici 2030. Plus récemment encore, les régulateurs américains et allemands ont ouvert une enquête contre le gestionnaire d’actifs DWS, filiale de Deutsche Bank, soupçonné d’avoir surestimé sa proportion d’investissement respectant les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).

Prise en compte de l'environnement dans l'analyse des entreprises

« Aujourd'hui, nous ne finançons plus du tout des opérations visant à développer de nouvelles capacités productives de charbon. Nous appliquons également des seuils maximaux d'exposition que nous abaissons progressivement : 20% du chiffre d'affaires et 20% du mix énergétique. L’idée est qu’en 2030, nos portefeuilles ne contiennent plus de sociétés de l'OCDE en lien avec le charbon. Hors OCDE, pour les pays émergents, nous laissons une marge supplémentaire jusqu'à 2040 », détaille Joséphine Chevallier.

« Les entreprises vont être de plus en plus impactées sur un plan financier par les risques physiques et les risques de transition, renchérit Nathalie Pistre, directrice recherche et investissement socialement responsable (ISR) chez Ostrum. Le prix du carbone peut augmenter fortement dans les prochaines années. C'est en tout cas la perspective que dessine l'Union européenne avec son récent « Fit for 55 » [propositions de mesures de la Commission européenne visant à tenir l’objectif de réduction des émissions de GES de 55% au moins en 2030, ndlr] », poursuit-elle.

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Actuellement, la tonne de carbone dans l’Union européenne se monnaie 60 euros, contre 20 euros au printemps 2020. Questionné en juillet dernier par Euractiv, l’analyste spécialisé Florian Rothenberg du cabinet ICIS table sur un prix du carbone à 90 euros d’ici à 2030. Or, « autour de 100 euros la tonne de carbone, un prix « seuil » modélisé par certains économistes, les entreprises commenceraient à être sérieusement impactées », souligne Nathalie Pistre. L’indice Vérité 40 du cabinet Axylia illustre bien cette problématique. Ce cabinet de conseil spécialisé dans la finance responsable a calculé la facture carbone théorique que devraient payer les entreprises françaises en fonction des émissions qu’elles déclarent - scopes 1, 2 et 3, c’est-à-dire les émissions liées à l’acheminement des matières premières, à la production du produit et à son usage final - pour un prix du carbone à 100 euros la tonne.

La moitié du CAC 40 incapable de payer sa facture carbone

Concrètement, alors que le célèbre indice parisien, le CAC 40, prend en compte les 40 sociétés cotées ayant la plus forte capitalisation boursière, le Vérité 40 est composé des 40 plus grosses entreprises cotées capables d’assumer le coût du carbone généré par leurs activités économiques. Et la photo de famille change alors radicalement ! La moitié des entreprises du CAC 40 ne se retrouvent pas dans le Vérité 40. Total, Airbus, Alstom, Renault, Arcelormittal, Michelin, Carrefour ou encore Thales et Veolia quittent ainsi l’indice. Les assureurs et les banques aussi pour défaut d’informations.

« Les banques, sauf quelques très rares exceptions, comme le Crédit Agricole, ne publient pas leurs émissions de scope 3 [carbone émis par les clients et les fournisseurs, ndlr]. C’est gênant parce que, selon les chiffres du CDP [une organisation mondiale qui publie des données sur l'impact environnemental des plus grandes entreprises, ndlr], 93% des émissions de CO2 viennent du scope 3. C’est-à-dire de l’investissement ou de financement de projets gris comme des centrales thermiques (charbon, exploration pétrolière…) », illustre ce financier engagé. En revanche les entreprises du luxe (LVMH, L’Oréal, Kering…), de prestations de services aux entreprises (comme les tickets restaurants d’Edenred) ou encore immobilières (Bouygues, Gecina…) continueraient à être profitables. Quid des performances boursières ? Selon les calculs d’Axylia, le théorique Vérité 40 a bondi de 35% entre octobre 2019 et août 2021, contre 24% pour le CAC 40.

C'est pourquoi « pour préparer sa retraite, je déconseille à un jeune actif de mettre de l’argent sur les banques qui sont des repères à carbone, explique Vincent Auriac. Plus généralement, regardez ce qu’il s’est passé en bourse avec le covid-19. Celles qui ont mordu la poussière, ce sont les compagnies aériennes, le tourisme et l’industrie automobile, des secteurs très gourmands en énergie fossile. Le coronavirus nous a quasiment dessiné les conséquences boursières d’une apocalypse climatique, un prélude à ce qu’il va se passer sur les 15 prochaines années si rien ne change », alarme-t-il.

Si ce Vérité 40 présente l’intérêt d’être intelligible et simple, il reste une photo prise à un instant T. Une deuxième version pour introduire une note dynamique est en développement. Pour sélectionner les entreprises ayant vraisemblablement pris la mesure des enjeux, d’autres indicateurs peuvent être regardés, comme nous l’explique Fabrice Bonnifet du C3D. Il conseille, tout d’abord, de vérifier dans les reportings extra-financiers que l’entreprise publie son empreinte carbone, émissions indirectes comprises. En effet, pour le président du Collège des directeurs du développement durable, « ne pas calculer le scope 3 est une preuve de non-sincérité des entreprises. Si elles prennent des engagements pour réduire en valeur absolue leurs émissions de CO2, c’est un bon point également. Par contre, les objectifs en intensité [par rapport à la production de l’entreprise, ndlr], c’est bidon. Car si elles augmentent leur chiffre d’affaires, elles augmentent leur émission de carbone. Vous pouvez aller sur le site du CDP pour connaître les entreprises qui publient des objectifs en absolu », conseille-t-il.

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