Pourquoi l’argent est-il liquide ? Pourquoi use-t-on de multiples mots étrangers pour en parler ? Quels mots d’argot utiliser pour rester à la page ? 100 patates, ça fait combien en euros ? La moula, c’est de l’argent ou de la drogue ? Voici 7 questions insolites sur le « parler fric » du 21e siècle.

1 - Pourquoi l’argent est-il liquide ?

La monnaie, c’est solide. D’ailleurs on parle de ferraille, mitraille ou de caillasse : du lourd, en métal ou en cailloux ! Alors pourquoi paie-t-on en liquide ? Pour le savoir, il faut remonter au 15e siècle : de riches commerçants italiens installés en France ont importé le mot liquido (1) mais aussi bien d’autres termes financiers, à commencer par banca, qui est devenu « banque » (2). Au sens propre, liquido désignait alors ce « qui coule », qui est « fluide ». Au sens figuré, liquido désignait aussi des biens libres de dettes, facilement transférables d’une main à une autre… et qui s’écoulent donc facilement, à l'image de la monnaie.

Plus d’infos : Payez-vous en cash ou en liquide ?

2 - Combien valent les « 100 patates » des Inconnus ?

« L’héritage, il est où ? Les 100 patates ? » Le célèbre film Les trois frères date de 1995. A l’époque, la devise s’appelait le franc. Alors, quand Didier s’emporte face au notaire en réclamant les « 100 patates », c’est parce qu’il espérait toucher 1 million de francs, l’héritage de leur mère chanteuse étant de 3 millions de francs à se partager à trois… sauf que le délai pour toucher ce jackpot est expiré.

Si les Inconnus ont popularisé cette expression, elle provient de l’époque des anciens francs. Avant 1960, 1 patate = 1 million de francs. Et l’équation vaut alors aussi pour 1 plaque ou 1 bâton. Comment convertir tout cela en euros ? Pas besoin de vous creuser la tête, comme l’explique la linguiste Mireille Piot dans un article universitaire (3) : « Bâton, brique, patate, plaque (…) ont obligatoirement l’interprétation de ‘‘quantité X+++ d’unités monétaires’’ qui sont celles qu’a à l’esprit le locuteur ». Autrement dit, l’avantage de l’argot, c’est que c’est vous qui choisissez le mode de conversion !

Héritage : combien valent les « 100 patates » des Inconnus, en euros ?

3 - La moula et la moulaga, c’est de l’argent ?

« Moulaga, donnez-moi d'la moulaga. Donnez, do-do-donnez. Donnez-moi d'la moulaga. (…) J'ai dit, j'ai dit, donnez-moi d'la moula. J'ai dit, j'ai dit, donnez-moi d'la moula. » Fin 2019, quand Moulaga du rappeur Heuss l’Enfoiré – featuring Jul – tourne en boucle à la radio, le mot moula figure déjà dans le top 10 des recherches de définition de l’année 2019 sur Google. Notamment parce que le même Heuss l’Enfoiré l’a déjà utilisé début 2019 dans un autre tube, Aristocrate.

Alors, moula, ça veut dire quoi ? « Il s’agit d’un emprunt à l’argot américain », nous apprend Aurore Vincenti dans Les mots du bitume (4). « Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, il s’agit d’un argot plutôt ancien puisqu’on employait ce mot aux États-Unis dans les années 1920. » Moula s’écrit aussi mulla ou moolah et dans la culture américaine, Moolah is money, ajoute Aurore Vincenti, qui précise que l’usage du mot moula renvoie aussi à la drogue même s’il ne s’agit donc pas de son sens premier. Quant à moulaga, il s’agit d’un dérivé de moula, en France.

Booba, Jul et Heuss réinventent l'argot de l'argent

4 - Comment les « jeunes » parlent-ils du magot ?

Pour parler d’argent, vous parlez de butin, de magot, de grisbi, de beurre ou d’avoine ? Votre argot est plutôt celui du siècle précédent (qui puise lui ses racines au 19e siècle)… Comment les plus jeunes parlent-ils d’argent ? En reprenant à leur compte les mots popularisés par les rappeurs, notamment, à l’image de la moula, de kichta mais aussi némo, zeillo, yeuma, neuthu ou gengen.

Yeuma, némo, zeillo, yaska, neuthu, gengen… Quand l'argent devient un langage codé

« La thune, la maille ou la caillasse sont utilisés par des plus jeunes : la trentaine pour la thune, des plus jeunes pour la caillasse », juge Abdelkarim Tengour, auteur de Tout l’argot des banlieues (5) et créateur – dès 2000 - du site Dictionnairedelazone.fr. Abdelkarim Tengour confirme l’importance des rappeurs dans la popularité des mots d’argot mais il nuance : « Les rappeurs sont le principal vecteur de la langue argotique. Mais ils n’inventent pas les mots ! Quand Booba assène un nouveau mot dans ses chansons, ça donne cette impression mais ça ne vient pas forcément de lui. Il s’inspire ailleurs. »

Fric, pognon, flouze ou pèze : ce que cachent les mots de l'argent

5 - Faut-il dire un biff ou du biff ?

Un biffeton. Du biff. Dans Les mots du bitume (4), la linguiste Aurore Vincenti retrace l’origine du « biff » : il vient bien de « biffetons », mot d’argot inspiré de « biffe », qui désignait autrefois un tissu fin à rayures chez les chiffonniers. Dans l’argot des détenus du 19e siècle, à travers la ressemblance entre un morceau de tissu fin et un bout de papier, le biffeton a fini par désigner le billet. Aujourd’hui, le biffeton est un mot ringard. Et dire « un biff » traduira votre incompréhension de l’argot… « On ne dira pas un biff », précise Aurore Vincenti, mais bien « du biff » pour désigner de l’argent, de façon générale, et non pas un billet à l’unité.

6 - Pourquoi mettre du beurre dans les épinards ?

Beurre ou crème fraîche, dans les épinards ? Au-delà de ce débat strictement culinaire, d’où vient cette expression faisant référence à l’idée de bien gagner sa vie ? Aux 19e et 20e siècles, après avoir été la matière grasse de classes modestes, le beurre s’est embourgeoisé (6). Or, les épinards, eux, n’ont rien de luxueux. Et outre la différence de coût, entre beurre et épinards, il y a aussi une distinction calorique, puisque le beurre est évidemment plus « riche » en calories… Mettre du beurre dans les épinards signifie donc « améliorer une situation » (7) : gagner plus d’argent, à l’image de ce plat d’épinards qui se sublime (ou presque) à l’aide d’un simple accompagnement.

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7 - Cash, flouze, kopeck, pèze, lové… votre argent connaît-il les frontières ?

Du fric au biffeton en passant par le grisbi (8) ou l’oseille, l’argot de l’argent puise la plupart de ses racines dans le français du 19e ou du début du 20e siècle. Mais vous utilisez aussi de multiples mots empruntés à l’étranger.

Lesquels ? Vous pensez à cash ? Oui, ce mot s’est imposé dans la langue française par l’influence anglophone mais… vous tombez dans le piège puisque le linguiste Hugo Blanchet (9) nous apprend que le mot anglais cash tire en réalité son origine… de l’ancien français « casse » qui signifiait voici plusieurs siècles « boîte » ou « coffre à argent ».

En revanche, « lové, flouze, kopeck ou encore pèze, tiré de peseta : tout cela, ce sont des emprunts aux langues étrangères », souligne la linguiste Kétévan Djachy, membre d’un groupe de recherches à l’Université de Séville. Lové vient du romani, flouze est dérivé d’une ancienne monnaie du Maghreb, kopeck vient du russe et donc pèze (ou pèse) de l’espagnol. Ils se sont imposés dans l’argot français « soit à travers une domination culturelle », à l’image de « cash », revenu au français après un détour par l’anglais, « soit à travers un argot identitaire. » Cette linguiste spécialiste de l’argot explique ainsi que « l’argot social est à la fois cryptique, pour ne pas être compris, mais aussi ludique ou identitaire », afin d’asseoir son appartenance à une communauté.

Parfois, les emprunts aux langues étrangères se font sans même que l’on s’en rende compte. Kétévan Djachy reprend ainsi l’exemple de kopeck, mot russe désignant le centième (bref un centime) de rouble, en rappelant qu’il n’a rien d’une exception. Le langage populaire français a déjà pioché dans la langue russe : « A l’image de niet, mot familier pour marquer un refus catégorique et autoritaire. Ou bistrot, dont l’origine est floue mais qui pourrait être hérité de l’époque de Napoléon. »

Lire (ou relire) notre série d’été « les mots de l’argent »

(1) Emprunt à l’italien liquido. Source CNRTL.

(2) Source : Dictionnaire des mots d’origine étrangère, Henriette Walter, citée par la bibliothèque de Genève, laquelle s’appuie aussi sur le site Expressio.

(3) Quelques remarques sur bâton(s), brique(s), patate(s) et autres grand(s) format(s)

(4) Éditions Le Robert.

(5) Editions de l’Opportun.

(6) Source « Les cuisines régionales à travers les livres de recettes » de Mary et Philip Hyman, via Expressio, qui cite aussi les travaux de Jean-Louis Flandrin.

(7) Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL).

(8) CNRTL.

(9) Blog Le Robert, « Caisses enchâsssées ».