Depuis 1980, en Europe, les 1% des plus riches ont vu leur revenu moyen augmenter deux fois plus vite que celui des 50% les moins aisés. En cause : une fiscalité moins progressive, mais aussi la mutation du marché de l’emploi et l’augmentation des dépenses incompressibles.

D’Occupy Wall Street aux Etats-Unis aux manifestations des Gilets jaunes en France, depuis la crise financière de 2008, les mouvements sociaux dénonçant la montée des inégalités ont fait retentir leur voix. Ce printemps, deux études publiées à quelques jours d’intervalle vont continuer d’alimenter les débats.

Le 2 avril dernier, le World Inequality Lab (Laboratoire sur les inégalités mondiales), qui compte parmi ses membres Thomas Piketty, auteur du best-seller Le Capital au 21ème siècle, a tiré le premier. Dans sa dernière étude menée par Thomas Blanchet, Lucas Chancel et Amory Gethin, tous trois économistes à l’Ecole d’Economie de Paris, le Laboratoire a passé au crible, statistiques à l’appui, l’évolution des inégalités de revenus en Europe. Et, bien que les Européens soient mieux lotis que les ménages américains, le Vieux Continent n’a pas été épargné par la hausse des écarts de richesse. « Entre 1980 et 2017, les 1% d’Européens les plus riches ont vu leur revenu moyen croître deux fois plus vite que celui des 50% les moins aisés », constatent ainsi les co-auteurs. Cette montée en puissance des inégalités s’observe entre pays européens : le revenu national moyen par adulte au Luxembourg atteint 60 000 euros en 2017, contre 10 000 euros en Albanie et en Macédoine. Elle est également visible à l’intérieur même des pays.

La crise financière n’a pas rebattu les cartes entre riches et pauvres

Ainsi, en Europe de l’Ouest, les 10% les plus aisés captent aujourd’hui 32,5% du revenu total avant impôts, soit 4 points de plus qu’au milieu des années 90. Depuis 40 ans, c’est en Europe de l’Est - marquée par la transition vers l’économie de marché - que l’écart entre riches et pauvres s’est le plus exacerbé. Cette région était la moins inégalitaire en 1980, elle fait désormais jeu égal avec l’Europe de l’Ouest et du Sud. Dans les pays du Sud, la hausse des inégalités a été moins forte. Mais, c’est paradoxalement dans cette région du continent que se situent les pays où la pauvreté s’est le plus accrue depuis la crise financière, comme en Grèce et en Italie.

« La crise économique de 2007-2008 a eu des effets ambigus sur les inégalités. Dans les pays du Sud et de l’Est de l’Europe, la montée du chômage et de l’insécurité de l’emploi a été associée à une hausse de la pauvreté », souligne le rapport du Laboratoire sur les inégalités mondiales. A l’inverse, la crise financière a davantage impacté les hauts revenus dans les pays du Nord, comme en Islande et au Royaume-Uni. Des pays dans lesquels le poids du secteur bancaire dans l’économie est prépondérant. Toutefois, il n’empêche que, à l’échelle de l’Europe, la crise n’a pas rebattu les cartes. En atteste le taux de pauvreté qui est resté sensiblement le même. Aujourd’hui, un Européen sur 5 est considéré comme pauvre statistiquement, c’est-à-dire qu’il perçoit un revenu inférieur à 60% du revenu médian, une proportion stable depuis 10 ans.

La classe moyenne plus impactée par l’automatisation de l’emploi

Et, bien qu’étant la troisième puissance économique d’Europe (après l’Allemagne et le Royaume-Uni), la France n’est pas épargnée par la hausse des inégalités. Les 10% parmi les plus riches y accaparent environ 28% du revenu national avant imposition.

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Au niveau de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dont la zone d’influence dépasse le seul espace européen, les ménages français ressentent même davantage le poids des inégalités. Selon un rapport publié le 10 avril par l’OCDE, 81% des Français les moins aisés (gagnant moins de 75% du revenu médian c'est-à-dire environ 1 350 euros nets par mois) connaissent des difficultés à finir le mois, contre 70% en moyenne dans l’OCDE. Au sein de la classe moyenne, c’est-à-dire parmi les ménages gagnant entre 75% et 200% du revenu médian, la différence reste également forte. En France, 52% de la classe moyenne a du mal à joindre les deux bouts, contre 47% dans l’OCDE.

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Pour les auteurs de cette étude, les évolutions de l’emploi (précarisation, robotisation…), qui touchent davantage les foyers pauvres, expliquent notamment ces écarts. Ils estiment, par exemple, qu’un ménage aux revenus intermédiaires sur 6 occupe un emploi qui risque de disparaître dans les prochaines années. De plus, cette incertitude professionnelle intervient dans un contexte où le coût de la vie progresse rapidement, tiré notamment par l'envolée du prix des logements. Désormais, la classe moyenne dédie un tiers de ses revenus aux dépenses de logement, contre un quart seulement dans les années 90.

Le dumping fiscal accroît les inégalités

Les économistes du Laboratoire sur les inégalités mondiales mettent dans la balance une autre explication. Pour eux, la progression des inégalités en Europe a été exacerbée par les réformes fiscales, qui se sont traduites par moins de redistribution en faveur des ménages pauvres. Aujourd’hui, le revenu moyen après impôts des 10% des Européens les plus riches est 8 fois supérieur à celui des 50% les plus pauvres. Le rapport était de 1 à 7 en 1980.

« La logique de concurrence fiscale entre Etats membres a contribué à réduire la progressivité de nombreux impôts en Europe au cours des dernières décennies », écrivent Thomas Blanchet, Lucas Chancel et Amory Gethin. En atteste, selon eux, la baisse de la fiscalité des entreprises. Le taux supérieur d’imposition sur les sociétés a ainsi été divisé par deux en 40 ans, passant de près de 50% en 1981 à 25% actuellement. En revanche, sur la même période, la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), qui pèse davantage sur les petits revenus, a progressé de près de 4 points atteignant aujourd'hui en Europe plus de 21% en moyenne.

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