Des sociétés (fournisseurs d’énergie, de télécoms, etc.) et organismes français (fisc, CAF, etc.) refusent de virer de l’argent ou de prélever certains comptes bancaires uniquement sur la base du code pays ou du code banque de leur IBAN. Qui est concerné par le phénomène ? Et est-ce légal ?

A compter du 1er avril prochain, les clients français de Netflix ou de Spotify pourront enfin utiliser leur abonnement souscrit en France en cas de déplacement dans un autre pays de l’Union européenne. Une « portabilité des services numériques » qui, après la fin des surtaxes sur les usages mobiles à l’étranger, est une nouvelle étape dans la mise en œuvre effective d’un des principes fondateurs du projet européen, celui du marché unique.

En matière de banque aussi, ce marché unique est une promesse de longue date. Grâce notamment à l’IBAN (pour International Bank Account Number, numéro de compte bancaire international), identifiant bancaire européen, on peut désormais payer et être payé indifféremment sur un compte situé dans son pays ou dans un autre pays de l’Union. Au moins en théorie. Car, dans les faits, cet espace unique des paiements reste largement imparfait. Il suffit ainsi de parcourir les réseaux sociaux et les forums pour trouver nombre de témoignages d’usagers bancaires expliquant avoir subi des formes de discrimination à l’IBAN. Qu’en est-il exactement ? Certaines sociétés privées et certains établissement publics refusent-ils effectivement de servir certains usagers en raison de leur IBAN ? Surtout, en ont-ils le droit ?

Des IBAN étrangers mis au ban

Elles s’appellent N26 ou Revolut, et sont en train de se faire une place sur le marché français. Profitant du passeport européen, ces jeunes pousses - communément désignées sous le nom de « néobanque » - ont fait le choix de se lancer rapidement hors de leur pays d’origine, l’Allemagne pour la première et la Grande-Bretagne pour la seconde. En France notamment, où elles fournissent à leurs clients des comptes bancaires avec des identifiants commençant, non pas par FR, code pays de la France, mais par DE (pour Deutschland, Allemagne) ou GB (pour Great Britain, Grande-Bretagne).

Problème : ces IBAN étrangers ne sont pas acceptés par tous dans l’Hexagone, notamment par les organismes publics qui refusent souvent d’y virer de l’argent. Vous souhaitez recevoir votre allocation logement sur un compte N26 ? Il y a de bonnes chances que votre CAF refuse votre IBAN allemand. Les néobanques étrangères opérant en France sont bien conscientes du problème, grâce aux remontées de leurs clients. « Nous travaillons depuis l'an dernier avec les différents entreprises, organismes et autorités compétentes », explique par exemple la communication de N26 en France, qui note déjà une amélioration : « Les organismes commencent à progressivement accepter les IBAN étrangers. »

Discrimination au code banque

Avoir un identifiant bancaire débutant par FR ne garantit pas de pouvoir payer et être payé en France. D’autres cas de refus d’IBAN concernent non pas la nationalité du compte, mais l’identité de son teneur. « Il peut effectivement arriver que certains créanciers refusent de domicilier des prélèvements sur les comptes de nos clients », reconnaît Jérôme Calot, le directeur marketing du Compte Nickel, leader du marché des comptes de paiement en France, où l’on trouve d’autres acteurs comme C-zam ou Anytime.

Trois fois sur quatre, ces refus émanent d’opérateurs télécoms, qui refusent de prélever un Compte Nickel pour le paiement d’un forfait, surtout s’il s'accompagne d’une location de téléphone. « Certains ont pu abuser du système et frauder des opérateurs », concède ainsi Jérome Calot, en particulier disparaître dans la nature avec des téléphones loués mais pas encore remboursés. « Mais nous avons pris des mesures ». Des comptes de fraudeurs ont été fermés. La tarification des rejets de prélèvements pour solde insuffisant a également été durcie : gratuits au début, ils sont désormais facturés 10 euros à partir du 2e par mois calendaire.

Le « blacklistage » des Comptes Nickel ne tient pas, en effet, qu’aux arnaques d’une poignée de clients, mais aussi au fonctionnement du service, qui prohibe les découverts. « Dans une banque traditionnelle, si un compte ne dispose pas du solde nécessaire, la banque paie quand même et se rattrape sur le client, en lui facturant des agios », détaille Jérôme Calot. « Chez nous, si l’argent n’est pas sur le compte, ça bloque ». D’où un taux d’impayés plus élevés que certains créanciers choisissent de sanctionner a priori.

Refuser un IBAN, est-ce légal ?

Dans l’immédiat, Compte Nickel comme N26 ont choisi la voie de la concertation avec les sociétés et les organismes concernés. Avec un certain succès : le premier a par exemple obtenu d’Orange qu’il accepte ses clients. Mais l'opérateur demande en garantie le dépôt d’une caution de 265 euros ! Il faut dire que la néobanque, avec plus de 850 000 clients en France, commence à représenter un poids difficile à négliger dans l’univers bancaire français.

Mais sur le fond, cette discrimination à l’IBAN est-elle fondée juridiquement ? Non, pour le Compte Nickel : « Selon nous, ce n’est pas légal de refuser une vente sur cette base », estime Jérôme Calot. « Mais encore faut-il pouvoir le démontrer. » Même son de cloche du côté de N26 : la banque allemande renvoie à une pétition déclarée recevable par la Commission européenne en 2015, émanant d’un travailleur transfrontalier espagnol souhaitant bénéficier d’une ligne téléphonique en France, mais dont l’IBAN espagnol était refusé. Dans sa communication sur cette pétition, la Commission indique ainsi que « l’obligation de fournir un IBAN français constitue clairement une infraction à la législation de l’Union » (1).

Une clarification des pouvoirs publics attendue

Le problème pourrait toutefois être plus complexe. Un spécialiste des paiements en Europe estime ainsi que « le règlement européen (2) n'est opposable qu'aux prestataires de paiement », c’est-à-dire, selon la définition du code monétaire et financier (3), aux « établissements de paiement, [aux] établissements de monnaie électronique, [aux] établissements de crédit et [aux] prestataires de services d'information sur les comptes » et dans certains cas à « la Banque de France, l'Institut d'émission des départements d'outre-mer et l'Institut d'émission d'outre-mer, le Trésor public et la Caisse des dépôts et consignations ».

La question est ainsi juridiquement si complexe qu’elle justifie une clarification des pouvoirs publics. C’est notamment le point de vue d’Hélène Zannier, députée de la 7e circonscription de Moselle, qui compte parmi ses habitants de nombreux travailleurs transfrontaliers. Dans une question (4) adressée au ministre de l’Economie et des Finances, elle demande ainsi « de savoir si cette disposition européenne relative à la prise en compte d'un IBAN indépendamment de l'État dans lequel il est domicilié est opposable en France aux sociétés de droit privé ainsi qu'aux organismes publics ou privés en charge d'une mission de service public. » Dans l’immédiat, Bercy n’a pas fourni de réponse.

Quelles solutions en attendant ?

En attendant une clarification, quelles sont les solutions pour améliorer la situation des clients concernés ? On l’a vu, les néobanques concernées font aujourd’hui plutôt le choix de la concertation avec les créanciers réfractaires. Toutefois, si cette stratégie ne devait pas aboutir, le Compte Nickel « ne s’interdit rien pour protéger les intérêts de ses clients », annonce Jérôme Calot. Y compris saisir la justice ou porter la question sur le terrain politique.

N26, la néobanque allemande, compte de son côté « apporter une solution à [ses] clients dans les prochains mois ». En proposant des IBAN français à ces clients français ? Possible. C’est en tout cas le projet d’une autre néobanque, la britannique Revolut, dès qu’elle aura obtenu son agrément bancaire des autorités européennes.

(1) Commission des pétitions, communication aux membres du 18 décembre 2015, concernant la pétition no 2269/2014, présentée par Michelangelo La Spina, de nationalité italienne, sur l'ouverture de comptes bancaires dans un pays de l'Union européenne. (2) Règlement européen n° 260/2012 du 14 mars 2012 « établissant des exigences techniques et commerciales pour les virements et les prélèvements en euros ». (3) Article L521-1 du Code monétaire et financier. (4) Question publiée au Journal officiel daté du mardi 26 décembre 2017.