Dans une industrie où la discrétion, voire le silence, restent l’attitude dominante, Benoît Legrand, le patron d’ING en France, a jeté un pavé dans la mare en publiant la semaine dernière un livre intitulé « Changeons la banque ! » (1). Il y dénonce notamment l'absence de fluidité qui caractérise selon lui le marché bancaire en France. Interview.

Benoît Legrand, les patrons de banque en France livrent rarement leur vision de l’industrie, a fortiori dans un livre. Qu’est-ce qui vous a décidé à franchir le pas ?

« Je travaille dans la banque depuis 20 ans. J’ai exercé dans 8 pays différents et dans plusieurs secteurs : la banque d’investissement, la banque de réseau, la banque privée et la banque directe. Depuis 5 ans que je suis en France, j’ai pu constater l’immobilisme qui domine dans le secteur. Pourtant, les consommateurs réclament du changement. J’ai donc voulu m’interroger sur les raisons de ce blocage et sur les pistes permettant de le dépasser. Avec la numérisation en cours, les brèches se multiplient dans l’organisation de la banque en France : tous les éléments me semblent réunis pour un changement. »

Dans votre livre, vous pointez un paradoxe : les Français figurent parmi les Européens les moins satisfaits de leur banque, mais aussi parmi ceux qui en changent le moins. Qu’est-ce qui explique, selon vous, cet état de fait ?

« Il y a sans doute un facteur culturel et historique : la France est un pays tourné vers l’innovation mais qui craint le changement, l’envisage comme un risque plutôt que comme une opportunité. Pour ce qui est de la banque, les Français sont exaspérés, mais tombent souvent dans le fatalisme : les enseignes sont toutes les mêmes, pourquoi changer si c’est pour avoir le même service au même prix, tout en subissant des tracasseries administratives et l’angoisse de l’incident de paiement. Les banques traditionnelles profitent de cette absence de fluidité. Elles ne font rien ou presque pour accompagner leurs clients, elles n’en ont d’ailleurs pas l’obligation. En l’absence d’obligation, les choses ne peuvent changer. »

Pour vous, le modèle traditionnel de la banque à réseau est pourtant dépassé…

« Oui. Les banques françaises nagent aujourd’hui à contre-courant, mais le numérique est un véritable tsunami et elles ne pourront pas tenir longtemps. Je peux comprendre leur position : leurs réseaux d’agences génèrent des coûts gigantesques, qu’elles doivent répercuter sur leur clientèle pour assurer leur rentabilité. La transition vers le numérique est donc économiquement très compliquée pour elles. Pourtant, elle n’est pas impossible. Au Pays-Bas par exemple, les banques l’ont fait. En 10 ans, le nombre d’agences y a été divisé par 2, pour passer à 1.400 pour 17 millions d’habitants, soit une densité 7 fois inférieure à celle de la France. Résultat : les Néerlandais payent aujourd’hui 2,5 fois moins de frais bancaires, en moyenne, que les Français. ING en est un exemple : aux Pays-Bas, son pays d’origine, elle dispose d’un réseau d’agences. Mais elle a depuis longtemps entamé sa transition, en mettant la priorité sur l’offre numérique et, seulement dans un second temps, sur le service en agence. En France, les banques font l’inverse : elles cherchent avant tout à faire venir leurs clients en agence, et ne leur proposent des services digitaux qu’en complément. Mais elles sont rattrapées par la réalité : seuls 17% des Français fréquentent au moins une fois par mois leur agence. Ils étaient encore 62% en 2009… »

Existe-t-il pour autant une alternative 100% numérique crédible face aux banques traditionnelles, notamment en matière de conseil et de profondeur de catalogue ?

« Bien sûr. Plus de 3 millions de Français utilisent aujourd’hui la banque en ligne : ce n’est donc pas un phénomène marginal. L’alternative existe mais de fait, beaucoup hésitent encore à se lancer. Toutefois, une fois qu’ils l’auront fait, ils ne reviendront pas en arrière. Il y a dix ans, la majorité des clients refusaient de consulter leurs comptes sur internet. Aujourd’hui c’est devenu la norme. Une fois qu’on a perdu l’habitude de faire la queue dans son agence, par exemple pour commander un chéquier, on n’a pas envie d’y revenir. Effectivement, les banques en ligne proposent des gammes plus courtes. Mais c’est un autre paradoxe : un des principaux reproches adressés par les Français à leurs banques, c’est justement la complexité de leurs catalogues et de leurs produits, une complexité telle que même les conseillers clientèle sont parfois noyés. »

Vous critiquez un marché bancaire « gelé » en France, notamment à cause de nombreux freins au changement de banque. Les mesures proposées par le Comité consultatif du secteur financier (CCSF), le « contrat de mobilité » notamment, vous paraissent-elles pertinentes et suffisantes ?

« Cela va dans le bon sens, mais ce n’est pas suffisant. La prise de conscience des pouvoirs publics sur le manque de transparence tarifaire et l’absence de mobilité bancaire remonte à 2006. Le contrat de mobilité est promis pour 2016. Au terme de ce cycle de 10 ans, les frais bancaires continuent d'augmenter et le dispositif de mobilité reste perfectible : les choses avancent à la vitesse de l'escargot. J’aurais préféré par exemple que soit créée une agence gouvernementale centralisant les transferts de domiciliation, ce qui aurait donné un cachet de sérieux et de fiabilité au service. C’est le choix qui a été fait en Grande-Bretagne, et le résultat est une progression de 20% du nombre annuel de changements de banque. »

En Grande-Bretagne, cette agence gouvernementale propose également un service de comparaison de tarifs, basée sur la consommation réelle de produits bancaires des clients. Souhaiteriez-vous un système analogue en France ?

« Bien sûr, mais dans le cas de la France, c’est encore de la science-fiction. »

Outre le transfert des opérations récurrentes, il existe deux autres freins majeurs à la mobilité bancaire : le crédit immobilier et les produits d’épargne. Quelles améliorations proposez-vous ?

« Habilement, les banques ont lié crédit immobilier et domiciliation des revenus, ce qu’elles ne sont pas, soit dit en passant, autorisées légalement à faire. Il me semble que, dans le contexte actuel, le problème se pose moins : les emprunteurs ont en effet tout intérêt à refinancer leurs prêts auprès d’autres banques, pour profiter de la chute des taux. En ce qui concerne le transfert des produits d’épargne, il y a en effet matière à amélioration. Je pense notamment que pour les produits transférables [épargne logement, PEA, comptes-titres, NDLR], le législateur devrait mettre en place de nouvelles obligations en termes de délais et de transparence des opérations. »

Lire aussi : Le transfert des produits d'épargne, principal frein au changement de banque

(1) « Changeons la banque ! Plaidoyer pour une banque qui rend plus autonome » de Benoît Legrand, à paraître le 9 avril dans la collection Documents du Cherche-Midi. Nous en avions dévoilé des extraits en avant-première : « Changeons la banque ! » : le patron d'ING France livre sa vision de la banque de demain