Depuis le début des années 2010, de nouveaux acteurs profitent de l’évolution technologique et réglementaire pour venir concurrencer les banques sur certains de leurs métiers. Le cabinet de conseil Octo Technology a suivi de très près l’émergence de ces « fintech » et vient de publier le produit de cette veille. Entretien avec Sylvain Fagnent et Stephen Périn, auteurs du livre blanc « Les FinTech cannibalisent la banque ! » (1).

Quels sont les facteurs qui ont favorisé ces dernières années l’émergence des fintech (2), ces start-ups spécialisées dans les services bancaires et financiers ?

« Ces start-ups se glissent dans les interstices du marché, en répondant à des attentes des clients qui ne sont pas satisfaites par les banques traditionnelles. Elles le font avec le souci constant d’améliorer l’expérience des utilisateurs. Ce faisant, elles parviennent à concurrencer les banques sur tous leurs axes métiers - les paiements, les crédits aux PME et aux particuliers, la banque privée, etc. - à des coûts bien inférieurs et avec beaucoup moins de salariés. Certaines fintech développent par exemple des outils simples qui aident les gens à mieux gérer leur argent, pour prévenir les découverts. Les banques, elles, continuent généralement à facturer des agios, un des piliers forts de leur modèle économique. »

Où en sommes-nous de l’émergence de ces fintech, et plus généralement du processus de digitalisation des activités bancaires ?

« Dans les années 2000, l’industrie bancaire a été beaucoup moins chamboulée que d’autres - les industries culturelles par exemple - par la digitalisation de l’économie, car largement protégée par la réglementation, notamment la nécessité de disposer d’une licence bancaire pour opérer. Aujourd’hui, si cette licence bancaire continue de les protéger, on constate qu’elle commence à se fissurer. Les États ont bien compris que l’émergence de nouveaux acteurs dans le secteur des services bancaires et financiers pouvait contribuer à la relance de l’économie. Un exemple récent de cette tendance, c’est la mise en place en France d’un cadre plutôt favorable pour le crowdfunding. Ce contexte explique l’émergence, surtout depuis 2010, d’une multitude de fintech, dont certaines sont déjà devenues grandes, à l’image de Square (3) aux Etats-Unis. Pourtant, en France, la plupart des banquiers commencent à peine à prendre conscience que quelque chose de très important est en train de se passer. »

Comment expliquer cette inertie du secteur bancaire en général, et français en particulier ?

« Quand on discute avec des banquiers, encore aujourd’hui, on est effectivement étonnés par l’absence de sentiment d’urgence. Les fintech les agacent, tout au plus, mais ne les inquiètent pas. La banque reste un secteur très conservateur et très peu concurrentiel, assis sur un gigantesque tas d’argent, l’épargne des Français, avec peu de flux. De fait, les fintech ne leur font pas encore mal, en termes de chiffre d’affaires, car elles sont trop petites. Mais certains nouveaux acteurs montrent la voie et grossissent. Sans compter les géants d’internet, comme Apple et Google, qui ont attendu leur heure mais commencent à se lancer et sont en mesure de bouleverser ce secteur. »

Le secteur bancaire a-t-il les moyens de réagir à l’émergence de ces nouveaux acteurs ?

« Ce n’est pas, en tout cas, un problème économique. Aujourd’hui, pour 10 ou 15 millions d’euros d’investissement, une somme négligeable pour une banque, une enseigne peut venir chasser sur les terres des fintech. Mais elles hésitent à se lancer, car elles craignent de se tirer une balle dans le pied, de « cannibaliser » leur modèle économique. C’est pourtant une constante dans l’évolution technologique : à chaque saut, il y a une phase de création/destruction, qui voit de nouveaux produits et services remplacer les anciens devenus obsolètes. Un exemple : les banques constatent depuis des années que les clients n’ont plus envie de se déplacer en agences, que ce modèle est dépassé. Mais il y a une frilosité à tout repenser, qui est compréhensible puisque les agences représentent beaucoup d’emplois. La réaction des banques ressemble assez à celle de l’industrie musicale face à l’émergence au début des années 2000 de Napster (4), puis d’iTunes (5) et enfin de Spotify et Deezer (6). Les majors se sont arc-boutées sur les supports physiques, le CD en particulier, et n’ont pas voulu croire aux supports digitaux. Ce faisant, elles se sont fragilisées et ont été débordées par des acteurs nouveaux. »

Est-il trop tard pour les banques traditionnelles ? Ont-elles raté le train ?

« C’est difficile à dire. On constate en effet que certains cadres bancaires ont fait le constat qu’il leur était impossible d’innover en interne, et ont choisi de le faire hors des banques traditionnelles. On peut citer, en France, le cas du Compte-Nickel, lancé par l’ancien patron de Boursorama, Hugues Le Bret, et qui est en passe de réussir son pari, avec bientôt 50.000 comptes ouverts. Mais il existe aussi, à l’étranger, des grandes banques qui ont réussi à se réinventer : BBVA en Espagne, la Commonwealth Bank en Australie, Barclays en Grande-Bretagne… Toutes ont en commun de posséder des top-managers visionnaires, qui ont pris le risque d’investir et d’expérimenter. »

Peut-on sérieusement envisager une disparition des grandes banques de détail ?

« Il est encore trop tôt pour dire quel modèle va l’emporter. On peut distinguer deux scénarios : soit elles parviennent à prendre le train en marche, et elles ont les moyens de contrer l’émergence des fintech ; soit elles n’y parviennent pas, et elles risquent de devoir se replier sur leur métier de tiers de confiance, de teneurs de compte et de gestionnaires de flux, en laissant aux nouveaux acteurs les services aux clients. Ce qui pose problème, car ces services sont, de loin, les activités bancaires les plus lucratives. »

(1) Disponible au téléchargement ici.

(2) Contraction des mots « finance » et « technologie »

(2) Square propose des solutions d’encaissement sur mobile, et depuis peu des crédits de trésorerie, à destination surtout des petits commerçants, des artisans et des TPE.

(3) Service d’échange gratuit de fichiers musicaux, qui a fonctionné entre 1999 et 2001, avant de fermer par décision judiciaire. La marque est toujours exploitée aujourd’hui, dans le cadre d’une offre légal.

(4) Supermarché de contenus numériques (films, musiques, applications) du groupe Apple.

(5) Services de streaming musical.