Parmi les secteurs soumis à l’obligation de signaler à Tracfin les mouvements de fonds suspects dont ils sont témoins, les banques sont de très loin les plus concernées. Dans quels cas doivent-elles les déclarer ? Quels moyens mettent-elles en œuvre pour surveiller vos comptes ? Et comment s’organise la déclaration ?

Tracfin, pour « Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins ». Cet acronyme désigne une cellule de renseignement financier créée en 1990 et rattachée au ministère de l’Economie et des Finances. Sa mission : lutter contre le blanchiment d’argent et la fraude fiscale.

Pour cela, elle s’appuie sur les signalements d’un certain nombre de professionnels qui, légalement, ont l’obligation de lui signaler les opérations suspectes. On y retrouve quelques professions non financières (opérateurs de jeux, notaires, etc.). Mais la grande majorité des signalements viennent du secteur financier, et plus particulièrement des banques et néobanques, les mieux placées, en tant que teneuses de comptes, pour détecter les opérations suspectes. « Le secteur bancaire était, en 2017, le principal émetteur de déclarations de soupçon », confirme la communication de Tracfin. « Sa part représentait 73% des déclarations reçues du secteur financier (46 882 déclarations de soupçon) et 68% de l’ensemble des déclarations. »

7 signalements sur 10 viennent des banques

Comment les banques repèrent-elles les opérations suspectes ?

Les banques n’ont pas le choix : elles doivent surveiller les comptes bancaires de leurs clients. Le code monétaire et financier leur impose en effet de mettre en place un « système d’évaluation et de gestion des risques » mettant en œuvre un « ensemble de mesures organisationnelles et techniques destinées à identifier, classifier et détecter de manière pertinente les personnes ou opérations à risque et les signaler à Tracfin. »

Ces systèmes, de plus en plus, s’organisent autour de logiciels capables de mettre en évidence, parmi des millions d’opérations, celles « qui sortent des scénarios classiques », nous explique un cadre bancaire sous couvert d’anonymat. Les data scientists (analystes données), qui conçoivent ces algorithmes, font aujourd'hui partie des compétences les plus recherchées par les banques.

Mais le processus de détection s’appuie également sur de l'humain, sur le bon sens et la connaissance client du conseiller. « Nous recevons par exemple une alerte lorsque plus de 80% des versements sur un compte font l’objet de sorties en liquide », explique le banquier. « Cela ne signifie pas pour autant qu’il y aura une déclaration de soupçon : certaines catégories de clients, comme les retraités, préfèrent parfois utiliser les espèces que les chèques ou les cartes. » « En l’état des informations dont il dispose sur son client (identité, notoriété, profession, etc.) et sur la justification économique et financière de l’opération, le professionnel doit pouvoir se forger une opinion sur le caractère de l’opération », confirme Tracfin.

A quoi ressemble une opération suspecte ?

« Le soupçon résulte d’un doute qui conduit le professionnel à s’interroger sur la régularité et/ou la licéité de l’opération, une attention particulière devant être portée à la justification de l’origine des fonds employés », précise Tracfin. Voilà pour le cadre.

Dans les faits, certains types d’opérations donnent lieu à un effort supplémentaire de surveillance. Celles qui portent par exemple sur des sommes importantes : « Nous déclarons systématiquement les opérations supérieures à 150 000 euros, qui sont rares, et dont le bénéficiaire réel n’est pas clairement identifié », explique le cadre bancaire. Ou celles qui sont liées à certaines activités économiques, comme le bâtiment. « Un buraliste qui fait d’importants dépôts en espèces, c’est logique ; si c’est un plombier, c’est plus étrange ». Celles, enfin, qui sont émises avec des cartes prépayées ou depuis des comptes de paiement, des supports appréciés des fraudeurs.

Les néobanques particulièrement exposées

La détection des opérations illicites : le sujet est sensible au sein des néobanques, particulièrement exposées à la fraude et contraintes d’investir massivement pour construire, souvent de zéro, des systèmes efficaces. « Ce n’est pas facile d’en parler car nous ne voulons pas aider les fraudeurs à mieux frauder », plaisante le patron d’un de ces nouveaux acteurs, qui accepte tout de même, sous couvert d’anonymat, de détailler certains cas concrets : « Nous voyons passer des arnaques sur Leboncoin, des fraudes à l’amour ou à la caisse d’or, des comptes pivots liés à des fausses licences Uber, des fraudes à la CAF, des entrepreneurs interdits de gestion qui conservent une activité dissimulée… »

Comment se passe concrètement la déclaration ?

« C’est un processus en trois temps », explique le banquier. « Avant la déclaration, le client est généralement interrogé par son conseiller, pour connaître l’origine du mouvement suspect. S’il ne fournit pas de réponse satisfaisante, l’opération est signalée à un autre service qui s’occupe spécifiquement de la déclaration à Tracfin. »

La déclaration de soupçon proprement dite se fait via une plateforme de téléprocédure baptisée ERMES. « Le client n’est évidemment jamais au courant de cette déclaration (…). Le plus souvent, le conseiller ne l’est pas non plus, pour éviter les erreurs de bonne foi ».

« Une déclaration sur 10 donne lieu à enquête »

Tracfin, enfin, fait un retour à la banque, pour confirmer ou non que la déclaration de soupçon était fondée. « En 2017, le taux de mise en investigation [c'est-à-dire le pourcentage des déclarations de soupçon ayant entraîné l'ouverture d'une enquête, NDLR] est resté stable par rapport à 2016 » détaille la communication de la cellule. « Une déclaration sur 10 a fait l’objet d’une analyse approfondie ».

La banque choisit ensuite si elle garde le compte concerné, ou si elle le clôture. A moins que Tracfin ne lui demande expressément de maintenir le compte ouvert, pour pouvoir continuer à le surveiller.

Tracfin surveille-t-elle l’activité de déclaration des banques ?

Traîner des pieds pour surveiller les comptes de ses clients : risqué pour un banque ou une néobanque ! « Cela relève de la loi, il ne doit donc pas y avoir d’états d’âme, d’autant qu’il y a un enjeu lourd : un conseiller qui ne signale pas des opérations anormales peut être considéré comme complice », prévient le cadre bancaire.

Les moyens déployés par les enseignes pour cette mission, et l’efficacité de leurs systèmes, peuvent toutefois varier. C’est pourquoi Tracfin suit certains indicateurs de l’activité de déclaration. C’est le cas du délai qui s’écoule entre l’opération potentiellement frauduleuse et son signalement, très important pour la lutte contre le financement du terrorisme. Ou encore du taux de mise en investigation déjà évoqué. Les moyens de Tracfin, en effet, ne sont pas illimités, et la pertinence des signalements est donc indispensable. Déclarer, mais déclarer à bon escient : voilà l’objectif vers lequel les banques doivent tendre.